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6 - Le massacre des innocents

Récit de Pierre

Commentaires

Que faire de cette relation ?

Un sujet d’inquiétude me poursuivait également : je craignais le "massacre des innocents". Je n'avais pas peur pour moi, j'avais trop désiré cette aventure intérieure pour revenir en arrière maintenant, mais j’étais inquiet pour mes proches, je ne voulais pas qu'ils fassent les frais de mes frasques. J'entraînais Elle dans une aventure dans laquelle la souffrance était au rendez-vous. Avais-je le droit de la sacrifier à ma cause ? Quel était son avenir ? Ce qui posait problème c'était sa solitude, à la fois retrait protecteur et source de sa mélancolie.

Apparemment, toutes ces questions se posent dans la tête de Pierre sans qu'il en discute réellement avec Elle. On aimerait savoir comment Elle ressent la situation et comment elle envisgae l'avenir.

Que pouvais-je lui apporter ?
- la possibilité de se reconstruire et de fonder un foyer équilibré dans lequel elle serait heureuse, j'aurais certes beaucoup de peine à passer la main, mais ce serait la meilleure issue pour tous,
- ou bien l'amour dans la clandestinité lui laissant le soin d'organiser sa solitude autour,
- ou bien un échec de plus, débouchant sur la souffrance. A ce titre, je ne me sentais pas le droit de démonter ses mécanismes de défense.

En attendant, sans anticiper sur l’avenir, nous vivions intensément quelques moments d'intimité.

Je voulais trouver mon bonheur dans la possibilité de la rendre heureuse. Ce que je vivais était si exceptionnel que je ne voulais pas passer à côté, mais d'un autre côté, je me demandais quel était l'avenir de cet amour ? et quel était le prix à payer pour cela ?

Dans l’issue la plus radicale, je me disais qu’il fallait organiser le divorce avec ma femme, vendre mon entreprise et partir pour reconstruire ailleurs, donner à Elle le foyer auquel elle aspirait, peut être un enfant. Elle était en droit d'exiger cette solution. Ne pas la lui offrir, c'était gérer mon confort. La lui donner, c'était sacrifier ma femme que je continuais à aimer ainsi que tout ce que nous avions construits ensemble, c'était trahir mon engagement antérieur sans autre raison que mon confort présent, qui débouchera vraisemblablement demain sur un nouveau train-train, lorsque les vapeurs de l'amour se seront un peu dissipées.

Autre manière de gérer la situation, je pensais aussi à la possibilité de m'installer dans une liaison clandestine avec Elle en conservant mon confort avec ma femme et mon environnement. A Elle, dans ce cas-là, d'organiser sa vie autour de mes absences-présences.

La troisième solution consistait à ne pas exprimer mon amour et à l'intérioriser. Je pouvais veiller au bonheur d'Elle, l'aider à trouver un équilibre et ensuite m'effacer. C'était la possession fabuleuse d'Elle que je sacrifiais ainsi.

Pierre n'a toujours pas déclaré son amour à Elle, tout ce questionnement est anticipation. Pierre est en plein brouillard, il n'est pas sûr de lui et encore moins de la réponse d'Elle.

L'intériorisation forcée était la solution héroïque. Cela n'empêchait pas que cet amour impossible puisse déboucher sur une amitié profonde.


Conflit de devoirs

Voilà le dilemme dans lequel je me débattais, véritable conflit de devoirs. Je n'avais le choix qu'entre être un salaud ou être un héros. L'héroïsme, c'était la castration.

Je résistais, je ne voulais pas me laisser enfermer dans cette opposition salaud - héros. Aussi avais-je absolument besoin de savoir à qui j’avais affaire. Qui était Elle ? une petite bourgeoise manquée ou la soror mystica ? Comment le savoir ? sinon en l'invitant à parler et à se mettre en mots. Ce serait en fonction des dimensions intérieures et spirituelles que je découvrirais que j'orienterais mon engagement ou mon désengagement. J’étais en fait trop vulnérable, trop sujet à l'aveuglement le plus complet, trop enclin à transfigurer la réalité en m’immergeant totalement dans l’expérience. Elle, de son côté, gardait sa distance, ne s'impliquait pas complètement dans la relation, elle était toujours un peu comme une étrangère, détachée et m'encourageant à ne pas trop investir sur elle. L’impression générale qui se dégageait d’Elle était toute de délicatesse dans l'expression, avec beaucoup de douceur, de force également et de sagesse sur fond de mélancolie. Elle disait qu'elle pouvait rester un an chez elle, sans voir personne, à s'occuper de ses petites affaires, se suffisant à elle-même, en auto-érotisme. L'attitude de dépendance affective et d'immersion dans la relation sous laquelle je me présentais semblait au contraire me dévaloriser et me mettre en situation de vulnérabilité et de dépendance infantile.

"De telles épreuves se multiplient pour celui qui a quitté la norme collective pour suivre sa voie personnelle. Il connaît alors des collisions de devoirs, des litiges qu'il doit trancher seul, sans référence, et en sachant en outre qu'il s'expose au blâme de ceux qui l'observent et ne peuvent soupçonner son drame intime." Étienne Perrot, La voie de la transformation d'après CG Jung et l'alchimie.

Durant cette période, Elle m’invitait à calmer le jeu, à ne pas prendre d'initiative pour l'instant, à laisser émerger les choses, à observer la manière dont les choses émergeraient. Elle prenait l'échange au sérieux, elle parlait volontiers avec moi et sur moi avec beaucoup de douceur et elle me renvoyait une image de moi et de mon être-au-monde avec ses appréciations personnelles. Elle disait se méfier des grandes idées et des grandes déclarations.


Jalousie

De temps en temps, les circonstances suscitaient en moi ce que j’appelais des bouffées jalouses. J’étais amoureux d'Elle et il m’était intolérable qu'un autre homme puisse avoir un contact avec elle. J’étais avide d'elle, je la voulais toute pour moi, j'acceptais que ma possession ne soit pas sexuelle, mais je souffrais profondément à l'idée qu'elle puisse prendre du plaisir avec quelqu'un d'autre ou que quelqu'un d'autre puisse prendre du plaisir sur elle. Cette idée m'était insupportable. Je savais que j'avais complètement tort et qu'il fallait que j'apprenne à accepter qu'elle puisse exister en dehors de moi. Je savais que je devais la reconnaître comme un être à part entière, autonome, qui a existé et qui existera sans moi, comme moi-même j'ai existé et j'existerai encore sans elle. Je savais que ce qu’il fallait magnifier c’était la magie de la rencontre, le fait que deux êtres totalement indépendants, libres, adultes et responsables, puissent communier en profondeur au cours d’un instant complètement privilégié. Je savais que le plaisir de la rencontre n'était plaisir que parce que la rencontre était limitée dans le temps. Je savais tout cela, pourtant mes bouffées jalouses me faisaient cruellement souffrir. Je mesurais tout l’archaïsme de cette possessivité exclusive qui, à l’occasion, aurait pu s’exprimer sous la forme : "ça c'est à moi, si tu y touches je te tue". Ces manifestations de jalousie procédaient certainement de l'archétype de la mère et d'une nostalgie de l'état fusionnel. J'aurais aimer qu'on puisse arriver à se dire nos fantasmes, en sachant qu'on ne s'identifie pas à eux, ni qu'on est réduit à eux par l'autre. Je souhaitais faire de l'espace de la relation un laboratoire où l’on apprend à se connaître et à se construire. La grande difficulté était d'affronter le regard de l'autre en exprimant une partie très fruste de soi-même. C'était comme d'accepter de montrer ses fesses et ses faiblesses en prenant le risque d'être vu au premier degré et d'être réduit à ce que l'on montre alors que, par ailleurs, on cherchait à plaire et à séduire. Pourtant j’étais très sollicité par cette idée de faire de notre relation, décidément très atypique, un véritable laboratoire de la transformation.Belle description du décalage profond entre les acquis culturels sur ce que doit être une relation et les archaïsmes qui sous-tendent l'état intérieur.


La relation comme laboratoire de la transformation

En clair, je ne voulais pas être identifié au premier degré de mon expression, mais au second, à celui de ma démarche exploratrice. Ce n'était pas facile. Il fallait pour cela une grande capacité de recul, une grande confiance en la capacité de l'autre à prendre du recul, une grande acceptation de l'autre pour accepter de faire face avec lui à ses archaïsmes, pour s'expliquer et faire oeuvre civilisatrice, pour faire un travail sur nous. Il fallait aussi a priori un grand respect de l'autre.

Elle était réticente, elle doutait de l'efficacité de la démarche, elle expliquait que les sédiments de l'histoire étaient autrement difficiles à atteindre, et elle m’a donné à lire le livre de Cyrulnik : "Sous le signe du lien".

Il y avait certainement une bonne dose de fantasmes dans ce que je souhaitais faire de la relation. Mon angoisse de la séparation était liée à la volonté de conserver la relation fusionnelle avec la mère. Le fait pour moi d'aimer faire les choses à fond était une manière de répondre à l'angoisse de la séparation, qui est angoisse de castration du cordon ombilical. Mon intérêt pour la synchronicité et pour l'Unus mundus était certainement aussi sous-tendu par la nostalgie de l'état fusionnel au sein de la Grande Mère.

Mais voilà, comment assumer la séparation ? comment se résoudre à être castré et à perdre ? comment apprendre le deuil ? Il est clair, par ailleurs, que la croyance en une vie future, en un lieu où nous nous retrouverons tous est un très grand soulagement. Si j'ai la certitude de retrouver demain, et intact, l'être aimé, alors je suis capable d'assumer le deuil par l'attente des retrouvailles. Mais comment faire lorsqu'il n'y a plus cet espoir ? Cette problématique se transpose facilement à la mienne. Le sentiment de combler un manque en mangeant beaucoup est là aussi derrière, de même la boulimie intellectuelle, l'hyperactivité, le besoin d'accumuler, de thésauriser, de posséder, d'être gros, d'être rond, d'être important : tous ces éléments sont des réponses à l'angoisse de la séparation, au refus de la castration. De même, penser à Elle, analyser ses comportements, lire certains livres était une manière de prolonger sa présence, de la recréer artificiellement. Le fait de tenir un journal procédait de la même logique, c'était une manière de prolonger certaines situations, une manière de répondre à la peur de les perdre définitivement, un refus de la mort au quotidien.

Il n’est pas facile d’entrer dans le récit de Pierre. Il répond à ses propres questions. Il donne l’impression d’avoir retourné cette aventure dans tous les sens, au fond de lui-même, et d’avoir analysé dans leurs moindres détails son rôle, celui d’Elle, celui, aussi, de leur relation, de leurs projections ainsi que la place de tout cela dans leurs vies respectives.

Diable, que c'était compliqué ! et ce que ça pouvait faire mal à certains moments ! alors qu'à d'autres moments, c'était merveilleux !

Que faire ? J'aspirais à un conseil éclairé. Je ne me sentais pas le droit d'exposer Elle à une situation qui allait encore la faire souffrir profondément, car notre amour était impossible. Je ne me sentais pas non plus autorisé à causer du tort à ma femme. Et pourtant j'éprouvais en moi cette immense émotion qui illuminait la vie, qui transfigurait Elle, qui promettait des moments merveilleux. Que fallait-il que je fasse de cette émotion ? Je n'arrivais pas à croire que la seule solution était d’héroïquement m'en castrer. Cette émotion recelait une énergie fabuleuse. Je ne voulais pas passer à côté de quelque chose d'exceptionnel et me dessécher à côté. Là était tout le mystère de Vierzon et le sens de mon erreur d'interprétation : la vie n'est pas seulement raison, le problème est de concilier vie et raison.

Tout au long de ces lignes, on sent l’importance que Pierre accorde à la relation, à ce qu’elle induit comme changements au fond de lui et dans sa vie extérieure, au rôle qu’elle joue dans son individuation, dans son "aventure intérieure". Puis ses "Qui est Elle ?" reviennent en surface, comme si la relation allait plus vite que la rencontre de l’autre. Comme si, avide de plonger dans cette intériorité nouvelle, dans le sens nouveau qu’elle met dans sa vie, il sentait par moments que tout cela se trame un peu au-delà de la réalité de l’autre. "Ça" se passe au-dessus d'eux. Il y a la fascination, les effets de la projection et de cet amour impossible au fond de son âme,… Puis, stop, il se demande "Qui est Elle ?" et même, "M’aime-t-elle ?". Comme si les sentiments pour l’être réel étaient parfois hors-jeu, il faut les ramener sur le terrain. Alors, il observe Elle, il étudie sa personnalité, sa manière d’être au monde, à l’homme, à l’amour, à lui. Il y découvre, mêlées à sa force et sa douceur, sa distance, ses réticences, ses "tirades sur les hommes" et il se demande quel peut bien être l’avenir de leur relation. Un laboratoire, où le merveilleux côtoie la souffrance, celle de Pierre et celle d'Elle.

J'avais beaucoup de difficultés à accepter qu'Elle ait des relations avec d'autres. J’étais renvoyé ainsi à la scène primitive : non seulement je voulais être aimé, mais je voulais aussi être préféré et avoir l'exclusivité de la relation. Je savais à l’évidence que cette position était totalement infantile, totalement inacceptable et qu'elle réduisait l'autre à être un substitut de ma mère et à la mettre au service de ma blessure narcissique. Je savais tout cela, parfaitement, intellectuellement. J’avais tout bien compris. Et pourtant, j’étais là à en souffrir cruellement dans ma chair.


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