Mérelle.net, l'aventure intérieure

5 - Amour impossible

Récit de Pierre

Commentaires

Le lien du regard

Les semaines et les mois passèrent sans autre lien que celui de la parole et celui du regard. Le lien du regard était particulièrement fort. J'étais capable en une fraction de seconde de lire son état d'âme dans ses yeux. Nos séparations se faisaient toujours par un échange de regard qui gardait son empreinte pendant quelques temps. Puis vint l'été et le temps des vacances qui entraîna un éloignement mutuel. Durant cette période, j'eus le rêve suivant : "Dehors, un cortège se constitue, c’est le mariage d’Elle. Il y a trois militaires qui font partie du cortège. Je lui demande de qui il s’agit, Elle me le dit de loin (car elle est dans une sorte de calèche avec son fiancé) mais je ne comprends pas ce qu’elle m’explique. Nos regards ne se quittent pas. Elle paraît résignée et absente à ce qui se passe, Elle ne se rend pas compte du lien qu’elle est en train de nouer. Nos yeux ne se quittent pas, bien que le cortège démarre. Le vrai lien est celui de nos regards. Le fiancé ne dit rien, il paraît complètement terne." Dans la calèche, Elle et son fiancé sont ensemble mais paraissent étrangers l’un à l’autre. La véritable union, c’est celle de nos regards. J’ai l’impression chez moi de quelque chose de très profond qui demeure, même si extérieurement nous menons des vies totalement indépendantes. Je ressens un lien profond, indépendant des circonstances, la proximité d'une âme-sœur.

Ce thème de l'âme-soeur est récurrent dans le récit de Pierre. Il témoigne une fois de plus que l'archétype de l'Anima est bien activé.


L'amour impossible vu par James Hillman

J'étais toujours amoureux, et je ne trouvais pas d'espace, de quelque côté que je me tourne, pour exprimer cet amour. J'étais confronté à cette situation d'amour impossible dont parallèlement je lisais les détails dans le livre de James Hillman "La beauté de Psyché" sur lequel j’étais tombé ‘par hasard’ dans une librairie. Cette situation, m'était-il expliqué, était une occasion exceptionnelle de maturation de l'âme. Tout se passait comme si la psyché avait choisi Elle, avec sa problématique si particulière, de manière à me protéger d'un lien possible et ainsi d'une déviation possible du caractère initiatique de l'expérience en une banale idylle. La situation d'amour impossible s'est révélée un véritable creuset où les contraires se sont affrontés avec force, provoquant une véritable macération de l'âme. Hillman, lui aussi, expliquait que pour réussir la confrontation, il fallait l'existence physique de l'autre et qu'il n'y avait pas de raison de privilégier les représentations intérieures plutôt que les personnes physiques extérieures.

La seule culture de Pierre ne suffit pas à expliquer sa lecture de la situation. Les synchronicités littéraires jouent un rôle très important.

En vivant cet amour impossible comme un vécu essentiel - une expérience très forte qui m'est tombée dessus en se présentant à moi comme une étape fondamentale de l’individuation - je mesurais la portée de la phrase de Jung : "la confrontation avec la femme est l'œuvre du maître".

"Si l'explication avec l'ombre est l'oeuvre de l'apprenti et du compagnon, l'explication avec l'anima est l'oeuvre du maître. La relation avec l'anima est elle aussi en effet une épreuve du courage et une ordalie du feu pour les forces spirituelles et morales de l'homme." CG Jung, Les racines de la conscience, p44


Le jeu à quatre de "Psychologie du transfert"

L'archétype de l'anima a été activé, projeté sur Elle. Cette dernière en est le reflet pour moi. Le décor était planté, les acteurs en place, ils sont bien quatre comme Jung l'écrit dans "Psychologie du transfert".

Le langage allégorique de la "Psychologie du transfert", n’est pas facile. Il demande à être décodé phrase par phrase. Plus accessible est "la blessure de Narcisse" de Geneviève Guy-Gillet (Bibliothèque jungienne, chez Albin Michel) qui, dans son avant-dernier chapitre, aborde ce thème du "jeu royal" ou de "l’amour de transfert". Ces deux auteurs se placent dans le cadre de la relation analytique mais ce qu’ils écrivent dépasse largement ce cadre limité et reste valable pour toute relation intime entre deux personnes. Les quatre personnages sont l'homme, la femme, l'Anima et l'Animus.

Pour moi, l'anima, c'était la fonction organisatrice de la psyché qui permet la relation entre l'homme et le monde extérieur, entre l'homme et le monde intérieur. "Elle" constituait la personnification même de cette subjectivité, le sentiment profond de la personnalité, le facteur effectuant des projections qui dispense la vie aux êtres. C'était l'a priori des humeurs, des réactions, des impulsions. C'était la femme en l'homme, c'était l'instance qui donne le goût aux choses et l'esprit dans lequel on les fait. C'était une manière de vivre le temps, cette manière qui lui donne sa qualité et qui produit du sens. C'était la vie, le vivant, le souffle de l'âme.

Voilà un passage très fort que Pierre formule de manière théorique alors qu'une expression plus personnelle aurait mis moins de distance. pourquoi cette distance ?


L'érotique de l'âme

"Nous sommes en gare de Vierzon" expliquait mon rêve. L'enjeu est donc la confrontation de la vie et de la raison, du sentiment et de la pensée, d'Éros et Logos. L'archétype a été activé et l'énergie psychique mobilisée, et moi je fonctionnais en sur-régime !. Deux effets principaux se firent sentir :

- une activation des productions mentales et des prises de conscience, une libération de la parole avec effets d'amplification mythologisante, d'expression aux sources de la poésie et, peut-être, … - à surveiller ! - une tendance à l'exaltation inflationniste, l’inflation étant l’état de possession par l’archétype,

- une érotisation de la relation au monde et aux autres, une fascination par la numinosité de l'archétype, une tension affective qui demandait à être gérée car difficile à supporter, bref un état amoureux avec effets d'envoûtement captif et de désintéressement des affaires courantes. "Elle" m'accueillait dans ses yeux, c'était là que j'avais ma source et que j’apprenais les premiers éléments d'une érotique de l'âme.

Nous avions ouvert un espace de communication relationnelle vraie, dans lequel chacun pouvait se dire dans sa vérité, mettre en commun sa réflexion sur l'expérience de la vie dans un esprit de franchise, d'authenticité, de confiance et de bienveillance. Il nous semblait relever de cette nouvelle manière d'être ensemble et de communiquer dont parle Jacques Salomé. La relation devait nous permettre de progresser dans la prise de conscience et la connaissance de soi, de s'enrichir mutuellement par l'échange sur l'essentiel, de faire un bout de ce chemin ensemble, de s'entraider pour faire quelques pas significatifs, de se stimuler pour progresser. La relation se voulait laboratoire partagé dans lequel chacun se construit, chacun devient acteur, conscient, volontaire et accepté, de la transformation de l'autre : de son exploration, de sa connaissance, de sa construction.


L'ombre de la relation

Mais la relation, comme toutes choses, avait une ombre. Je m’y attendais et je me disais que ces agents de l'ombre allaient chercher à se nourrir de cette relation, qu’ils étaient les racines de notre comportement et qu'il ne fallait pas les nier, mais au contraire s'attacher à les laisser venir au jour, les considérer pour ce qu'ils sont et s'expliquer avec eux pour les situer à leur juste place.

Toutes sortes d'éléments ont ainsi émergé :

- des phantasmes fusionnels de retour à la mère en vue de retrouver la relation primordiale faite d'exclusivité et de totalité, d'aspiration à être tout pour l'autre,

- un désir de possession et d'exclusivité, et donc une jalousie qui plonge ses racines dans ce rapport à la mère,

- une possession qui, plus que possession de l'autre en tant qu'objet, est désir d'être désiré, sentiment d'exister par le fait qu'on suscite un intérêt chez l'autre ; d'où la séduction, et le bénéfice narcissique retiré de la relation

- et puis la relation était sexuée, je ne dis pas sexuelle, mais elle cherchera à le devenir.

Comme l’écrit Hillman, "la souffrance de l'âme semble inhérente à toute relation intime". Encore plus, semble-t-il, quand on se retrouvait comme moi en pleine problématique d'amour impossible. Comme dit encore Hillman "Tout amour impossible nous contraint à la discipline de l'intériorisation. L'anima devient psyché en tant qu'image de la personne, objet de l'amour impossible, laquelle tend à représenter le daïmon qui, en inhibant la force, favorise l'apparition de nouvelles dimensions de la conscience psychique. […] Eros forge l'âme et inversement l'âme agit sur Eros".

Comment gérer cette situation d’amour impossible qui semble constitutive du processus d’individuation dans sa phase de confrontation avec l’anima ?

Une question revenait sans cesse : « qui est Elle ? » J'ai dit l'image que je me faisais d'elle et la place que cette image occupait pour moi dans mon cinéma intérieur. Cette image, c'était l'image projetée de mon anima. Mais Elle, en elle-même, qu'en était-il de sa réalité ? Fort heureusement, Elle était une personne à part entière, avec son histoire et ses blessures, ses attentes et sa problématique. Je me demandais ce qu’elle comprenait de ma démarche, quelle était sa détermination à entrer dans ce jeu et à se réaliser, comment vivait-elle la relation, quel en était l’enjeu pour elle. Je me demandais quel rôle j’étais appelé à jouer pour elle. Serais-je à mon tour le support de projection de son animus ? Son rapport au masculin était vécu sur le mode de l'échec à répétition, de la déception permanente, de la rationalisation d'un concept d'immaturité structurelle de l'homme. Plus généralement, Elle avouait éprouver une incapacité à avoir une relation affective avec autrui. Étais-je en mesure de l'aider à reconstruire son rapport à l'autre ? Bref, brutalement dit, Elle était-elle une ‘midinette’, une petite poupée animée passagèrement par ma projection de l’anima, cette ‘maîtresse de tous les charmes et capable des pires roueries’ pour reprendre l’expression de Jung, ou bien était-elle une partenaire à part entière, ma soror mystica ?

L'ambiguïté de l'Anima : elle est tout et son contraire. Evidemment, on comprend l'importance de la question pour Pierre. Pour nous aussi, il eût été très intéressant d'avoir un récit du vécu d'Elle, pour comparer deux manières de percevoir une même relation et pour mieux comprendre la part de fantasme de Pierre dans sa perception de la réalité.

Mes lectures m’alimentaient dans ce sens. Je lisais dans Hillman que l'anima et l'animus étaient toujours activés en même temps. C'était l'expérience que je vivais : activation de l'anima, apparition d'un support en la personne d'Elle et du coup je me retrouvais en situation de porteur de sens, donc d'animus pour Elle. Le rêve de Vierzon me donnait à penser qu’à travers la relation réelle se jouaient symboliquement ‘les noces chymiques d’Éros et de Logos’. Pour avancer vers cet objectif, je m’attachais à prendre mieux en compte dans ma vie la dimension érotique des choses et des moments car la fonction de l’anima, c'est de donner le goût des choses.

Pierre vit naturellement son aventure personnelle comme une actualisation d'un drame mythique.


Les clés de James Hillman

J’étais sujet au doute. Il n’était pas question pour moi de capituler aux premières difficultés. Je voulais maîtriser ce feu intérieur que je ressentais. Ce feu secret des sages, je voulais en apprendre la gestion érotique. Hillman, dans son livre, m’en expliquait le sens initiatique. Je reproduis ces phrases qui ont tant résonné en moi :

- « L'âme torturée par l'amour est une épreuve grâce à laquelle se font des initiations spécifiques. »
- « La souffrance de l'âme semble inhérente à toute relation intime. […] Éros lui-même est transformé par le tourment amoureux. Éros est mis à la torture par son principe même, le feu. »
- « La souffrance a quelque chose à voir avec l'initiation, avec la transformation de la structure de la conscience. »
- « Tous ces tourments sont au coeur de la discipline psychologique nécessaire au développement de l'éros ou, si vous préférez, de la discipline érotique nécessaire au développement psychologique et n'ont qu'un but : l'intégration du psychisme et l'identité de l'érotisme.»
- « Parmi toutes les formes d'amour impossible, la cible que la flèche d'Éros atteint le plus souvent et qui, comme telle, mérite d'être étudiée à cause de son rôle essentiel et créateur dans la naissance de l'âme, c'est celle des triangles amoureux. Les effets soudains et bouleversants de la jalousie, des peurs et des fantasmes du triangle amoureux sont tels qu'ils font apparaître les "amours impossibles" comme ayant une signification aussi grande dans le développement de l'âme que l'union même. […] Le décor est alors en place pour la tragédie et pour les formes les plus extrêmes des égarements de la passion. Et peut-être cela est-il de l'ordre de la nécessité ; les triangles amoureux font sortir le psychisme de son innocence de jeune fille en lui révélant l'étendue de ses fantasmes et en éprouvant sa puissance. Le triangle amoureux révèle la fonction transcendante d'Éros capable, à partir d'un couple, de créer une tierce personne laquelle, comme dans tout amour impossible, ne peut s'incarner totalement dans la réalité et devient un réel imaginaire. »


Que disait Elle d’elle-même ?

Elle répétait souvent qu'elle avait tendance à être une suiveuse, à s'effacer devant les autres, qu'elle intériorisait son vécu et que les autres ne l'entendaient pas quand elle parlait. Moi, je ressentais une force sereine qui émanait d'Elle, ainsi que la sagesse d'une vieille âme, notamment quand elle parlait de sa distance aux choses, résultante de ses expériences douloureuses antérieures. J'appréciais sa capacité à se reconstruire après l'épreuve, le fait aussi que je puisse me dire, qu'elle m'accueillait sans étonnement jusque dans mes extravagances comme par exemple mes lettres à l'anima ; elle me faisait remarquer qu'il serait intéressant pour moi d'utiliser d'autre moyen d'expression comme le dessin.

De temps en temps, elle ressortait sa tirade sur les hommes en général : ils pensent d'abord à eux, disait-elle, à leur confort, à leur plaisir, ils sont irresponsables alors que les femmes, elles, assument, portent les enfants dans leur corps puis les élèvent et vaquent aux affaires du foyer. J'ai exprimé mon désaccord sur cette idée jusqu’à dire qu'elle était perverse, mais elle a maintenu comme quelqu'un qui savait. Une telle opinion péremptoire émanait typiquement de l'animus. Je la recevais comme une disqualification de moi-même, une tentative de m'enfermer dans une image. Par cette opinion, Elle procédait à un renversement à son profit de la relation dominant/dominé que j’analysais ainsi : Elle a eu à souffrir de la domination masculine, elle disqualifie les hommes en général retrouvant ainsi sa dignité et la position haute, en même temps elle se retire de la relation, elle nourrit sa distance naturelle, elle se désimplique, donc se protège pour l'avenir en se rendant inaccessible, elle tente de culpabiliser son interlocuteur en rendant l'homme en général responsable de ses malheurs. Je ne pouvais accepter cela. Après tout, notre relation était un laboratoire et je ne voulais pas garder en moi du négatif, ni me laisser disqualifier, ni me laisser entraîner sur un mode infantile réactif par une phrase assassine. Je m’en suis donc expliqué avec Elle et tout s’est bien passé.

On note ici une des premières manifestations de l'Animus qui va monter rapidement en puissance chez Elle.

Tout se passait comme si les hommes qu’Elle avait rencontrés étaient les répliques de son père, dans ce qu'il avait d'infantile, de lâche, d'incapacité à assumer ses responsabilités. Certes elle en souffrait, mais elle en tirait aussi un bénéfice secondaire.


Page précédente | Retour au sommaire du cas | Page suivante