Version normale de cette page




LA CONJONCTION DES OPPOSÉS DANS LE TRAVAIL SUR L'OMBRE


par Monique SALZMANN (Paris)

in CAHIERS JUNGIENS DE PSYCHANALYSE N° 59, 4° trimestre 1988


INTRODUCTION

La conjonction des opposés est un concept jungien majeur qui a été au centre de la réflexion de Jung pendant toute sa vie et qui informe sa pratique de l'inconscient.

Du point de vue de l'évolution de ses idées, Jung a abordé la notion d'opposés dès 1928 dans son travail sur l'énergie psychique et, à partir des années 30, ses travaux sur l'alchimie sont venus confirmer ce qu'instinctivement il avait déjà pressenti.

Mais, du point de vue de la vie intérieure de Jung, je crois qu'on peut dire, comme le fait Marie-Louise von Franz, que le problème des opposés l'a travaillé au cœur depuis l'âge de 12 ans - lorsque l'image de Dieu déféquant sur sa cathédrale s'est imposée à lui - et qu'il a servi de moteur à sa réflexion ininterrompue sur la nature paradoxale du divin.

A la fin de sa vie, après avoir consacré plus de dix ans à ce qu'il considérait son ouvrage le plus important, "Mysterium Coniunctionis", le mystère de la conjonction, il écrit à John Trinick (en octobre 1957) qu'il n'a toujours pas " résolu l'énigme du mystère de la conjonction ". Il dit aussi dans cette lettre que " traiter de la conjonction avec des mots humains est une tâche déconcertante car on est obligé d'exprimer et de formuler un processus qui se passe in Mercurio et non pas au niveau de la pensée et du langage humain, c'est-à-dire qui a lieu en dehors du cadre de la conscience. discriminante. De ce côté-ci de la barrière épistémologique, nous devons séparer les opposés pour produire un langage compréhensible. " (1)

On sait que Jung a trouvé pour parler de cet indicible le langage imagé et paradoxal des alchimistes, ou le langage non moins paradoxal du mythe et de l'imago Dei.

Je vais, quant à moi, essayer de voir quels sont ces opposés, que veut dire " les séparer ", et pourquoi il est si difficile de parler de la conjonction " avec des mots humains ". J'ai choisi pour cela d'essayer de comprendre comment la conjonction des opposés est à l'œuvre dans ce que Jung considère être le premier niveau du processus d'individuation, celui du travail sur l'ombre.

Mais, tout d'abord, que veut-on dire quand on parle d'opposés ? Il n'est pas nécessaire de se référer à la longue liste que Jung en donne au début de Mysterium Coniunctionis pour savoir que haut/bas, blanc/noir, moi/toi, homme/femme, gentil/méchant et donc bien/mal sont des opposés.

L'UNION DES OPPOSÉS OU ÉTAT DE NATURE

Pour qu'il puisse y avoir conjonction des opposés, encore faut-il qu'il y ait des opposés, ce qui n'est pas donné au départ. Au départ justement, que ce soit aux débuts de l'histoire de la psyché humaine en général comme à ceux de la psyché individuelle, il n'y a pas d'opposés. C'est le règne de l'obscurité et du chaos comme nous le disent les mythes. C'est le règne de l'inconscient, de l'indifférencié. Non seulement il n'y a pas d'opposés, mais tout est dans un état d'union des opposés qui caractérise l'inconscient. Voici la description que Jung fait de cet état :

" Les opposés n'ont pas encore été séparés, il n'y a donc pas de conscience. C'est ce que j'ai appelé plérome... ce qui désigne une condition potentielle, où rien n'est advenu et pourtant tout est là. C'est comme ça dans l'inconscient. Les fonctions n'ont pas encore été différenciées, blanc est noir et noir est blanc... il est intéressant en ce qui concerne la différenciation des mots qu'en anglais comme en allemand, les adjectifs " better " et " best " (meilleur, mieux) ont la même racine que " bad " (mauvais, mal). C'est un exemple de l'état originel d'identité des opposés. C'est l'état paradisiaque quand le loup dort encore avec l'agneau (bad avec best)... De sorte que cette condition originelle de plérome, de paradis, est réellement la mère à partir de laquelle émerge la conscience. " (2)

Nous sommes déjà dans l'indicible. Parce que pour nous, c'est inimaginable. Il n'y a pas d'humain pour le voir. L'humain n'existe pas encore.

Cet état d'identité des opposés caractérise ce que Jung appelle souvent l'état de nature, et tout Créateur, - créateur dans les mythes veut toujours dire créateur de l'humain - commence par opérer des séparations. Dans cette perspective, l'humain se crée donc dans un processus contre-nature.

La conscience, qui est le propre de l'humain, advient en quittant la matrice, le royaume de la nature, ce que Jung appelle " la mère ", où les opposés ne font qu'un. Ce processus contre-nature est la condition même de la conscience, c'est-à-dire de l'humain. Car rien ne nous dit, précise Jung, que les opposés sont un attribut de l'objet.

" Il est bien plus facile de supposer qu'à l'origine c'est notre conscience qui nomme et apprécie des différences entre les choses, et crée peut-être même des distinctions là où aucune différence n'est perceptible. " (3)

Cette séparation des opposés contenus dans la totalité potentielle inconsciente, cette séparation qui est nécessaire à la conscience humaine s'observe aussi bien au niveau collectif qu'au niveau individuel. Avec elle " le chaos se transforme en cosmos ". (4)

Au niveau collectif, le Créateur, commence par séparer la lumière des ténèbres. Dans l'état initial d'identité des opposés, il n'y avait ni lumière ni ténèbres, car comment percevoir l'un si l'autre n'existe pas ? Souvenons-nous du début de la Genèse :

" Au début, Dieu sépara la lumière des ténèbres, et il sépara les eaux qui sont sous le firmament d'avec les eaux qui sont au-dessus du firmament, et il sépara le continent " terre " et la masse des eaux " mers ", et il sépara le jour et la nuit... "

La divinité du mythe de création, quel qu'il soit, pose ensuite des limites entre le monde de l'homme d'une part et le monde de ce qui n'est pas humain de l'autre. Lorsque, comme c'est le cas dans les populations les plus archaïques, ces distinctions entre mondes des esprits et monde de l'humain ne sont pas encore suffisamment faites, les hommes doivent continuellement se défendre contre les esprits de toutes sortes (esprits malins, esprits des morts, etc.). Tout le travail du chaman consiste à surveiller les frontières du territoire psychique collectif pour le protéger de l'invasion par les forces surnaturelles qui provoquent la folie ou la maladie. Dans ces conditions, c'est la terreur et l'angoisse chaque fois qu'un rituel n'a pas été respecté ou chaque fois qu'a été enfreint un des interdits que l'on doit observer à chaque instant de la vie: en mangeant, en marchant, en chassant, en dormant même. Quelle économie d'énergie lorsque les séparations ont pu être faites !

On observe la même terreur et la même angoisse de type psychotique chez un individu de notre époque dont le psychisme ne s'est pas suffisamment dégagé de l'inconscient c'est-à-dire lorsque se sont mal opérées les premières séparations entre mère et enfant. On peut aussi dire que son territoire psychique n'a pas été bien délimité. C'est-à-dire que les limites, les séparations entre intérieur et extérieur, moi et l'autre, conscient et inconscient, avant et après n'ont pas été clairement posées. Ces séparations se font normalement à mesure que le moi émerge, et elles permettent au moi d'émerger; elles le structurent et le constituent en centre et rassembleur des contenus devenus conscients.

L'émergence du moi conscient va donc de pair avec un processus de séparation qui prolonge à tous les niveaux la séparation physique, concrète, qui a dû avoir lieu physiologiquement pour que naisse, vienne au monde l'enfant.

Au plan des représentations collectives, Jung nous fait remarquer que la façon dont un peuple se représente la divinité est différente selon son niveau de conscience.

Plus celui-ci est différencié, plus l'est la représentation du divin. Cette réflexion sur le rapport entre imago Dei et niveau de conscience humaine fait faire à Jung une remarque très intéressante que résume ainsi M.L. von Franz :

" Le clivage de l'image de Dieu, écrit-elle, et en même temps de toutes les autres images archétypiques en deux aspects semble être lié chez l'homme occidental à la différenciation du sentiment et par conséquent de son jugement moral qui, par la suite, lui rendit impossible de supporter le caractère paradoxal de l'ambivalence morale que conservent encore les divinités de l'Inde. " (5)

Dans " Réponse à Job ", Jung souligne la nature paradoxale de Yahwé dont la conscience est encore très embrumée ; il montre que c'est l'homme, Job, qui en tenant de toutes ses forces à la distinction entre bien et mal, (signe d'un plus haut niveau de conscience), fait prendre conscience à Dieu de sa duplicité. C'est de cet événement dans l'histoire de la conscience humaine que Jung fait découler l'avènement, avec le christianisme, d'une nouvelle étape dans la représentation de la divinité: d'un côté une image de pureté, de bonté et de perfection, celle du Christ, et de l'autre Satan, porteur du mal et en général de tous les aspects d'ombre du Créateur.

Mais, au plan de l'individu, quelles vont être les

CONSÉQUENCES DE LA SÉPARATION DES OPPOSÉS ?

Ce sera, tout d'abord : La Constitution de l'Ombre.

Nous venons de voir ce que Jung écrivait concernant le clivage de l'image de Dieu en Diable et Bon Dieu. C'est, disait-il, l'émergence de la fonction sentiment qui en est responsable. C'est-à-dire l'émergence de ce qui chez l'homme fait des jugements de valeur. Cette même connotation morale va affecter toutes les autres images, la mère, par exemple, qui est la première d'entre elles. Mélanie Klein décrit la façon dont aux tous débuts, dans ce qu'elle appelle la position schizo-paranoïde, le nourrisson commence par avoir de sa mère une image clivée, la bonne mère d'une part et la mauvaise de l'autre, qu'il retrouve dans la bonne fée et la sorcière des contes de fées. Cette première étape est nécessaire à la structuration de son psychisme.

Nous avons, par ailleurs, tous entendu les petits enfants qui commencent à parler, décréter que tout ce qui les entoure est soit " beau ", soit " pas beau " et c'est généralement les autres qui ne sont " pas beaux ".

Jung commente ce fonctionnement en écrivant que :

" la première chose que fait l'être humain qui devient conscient, c'est de s'accrocher au bien, d'opter pour le bien, sinon il sombre, le diable le dévore... Quand un patient de nos jours est sur le point de sortir de sa condition inconsciente, il est immédiatement confronté à son ombre et il doit opter pour le bien... " (6)

Autrement dit, dès que nous devenons conscients, nous nous mettons dans le bon et le blanc ; le méchant et le noir qui en sont l'autre face sont, autant que possible, maintenus dans l'inconscient d'où ils seront à la première occasion projetés sur quelqu'un d'autre. C'est une des façons dont se constitue ce que Jung appelle l'ombre et, il le dit dans cette dernière citation, il est essentiel d'en avoir une. Cela permet de se préserver un lieu bon, bien et propre où se mettre à l'abri psychiquement.

Le nourrisson de Mélanie Klein, pour se garder une bonne mère a écarté de l'image qu'il se fait d'elle tout ce qu'il a perçu de mauvais venant d'elle, car il est encore incapable de laisser cette mauvaise mère cohabiter avec la bonne sans la détruire. Il maintiendra tant qu'il le pourra ces deux moitiés de mère aussi séparées que possible parfois même toute sa vie durant.

Mais, est-ce que ce sont des opposés aussi neutres que haut et bas, blanc et noir, grand et petit qui vont en se constituant représenter d'un côté le bien et de l'autre le mal, le diable ?

Oui, car c'est toujours par rapport à moi et à ce que je veux être, que va fonctionner le jugement de valeur qui opère les séparations et que va se constituer l'ombre ; de sorte que les opposés que j'ai cités plus haut ne sont, en fait, jamais neutres, ils sont toujours connotés moralement.

L'enfant, et plus tard l'adulte, préféreront s'identifier à " grand ", " blanc " et " propre " qui, vous le voyez, prennent donc tout de suite un sens moral, plutôt qu'à petit, noir et sale.

Mais encore une fois, si ce fonctionnement discriminant de caractère moral est nécessaire à l'émergence du psychisme humain il ne préjuge en rien de la nature profonde des choses.

" Nous ne devons pas oublier le fait que les opposés n'acquièrent leur connotation morale que dans le cadre des préoccupations et des actions humaines et que nous sommes incapables de donner une définition du bien et du mal qui ait une valeur universelle. Autrement dit, nous ne savons pas ce que le bien et le mal sont en soi. Il faut donc supposer qu'ils sont issus d'un besoin de la conscience humaine et que pour cette raison ils perdent leur valeur en dehors du cadre humain. C'est-à-dire qu'hypostasier le bien et le mal en tant qu'entités métaphysiques est inadmissible car ce serait les priver de toute signification. " (7)

LE PROCESSUS D'INDIVIDUATION

Il serait utile, avant d'aller plus loin, d'essayer de comprendre ce qui fournit son énergie à la dynamique du développement psychique. Il est nécessaire de s'en faire une idée car la conjonction des opposés est le moteur de ce développement psychique.

Nous savons que Jung a postulé l'existence, chez l'être humain, d'un instinct psychique d'individuation. C'est, au plan psychique, l'équivalent de ce qui, au plan physiologique, fait que l'œuf fécondé va se diviser et se différencier pour donner un bébé humain avec une peau, des os, du sang, un système nerveux. Tout cela était déjà à l'état potentiel dans l'œuf fécondé. C'est la réalisation du programme génétique propre à l'espèce humaine qui fait que cet œuf fécondé ne deviendra pas un pommier ou une vache, mais un être humain.

Le processus d'individuation serait lui aussi un programme de développement et de différenciation qui passe par des étapes prédéterminées pour aboutir à un psychisme humain. Ce serait l'archétype dont nous ne sommes pas conscients, que nous ne connaissons que par ses effets, qui informerait le développement du psychisme depuis les débuts de la vie jusqu'à la mort. Ce qui caractérise cet archétype c'est qu'il représente la totalité des possibles, il contient en lui les opposés ; c'est ce que Jung a appelé le Soi. Les autres archétypes en seraient des aspects, chacun exprimant un aspect particulier de la totalité qui est le Soi.

Tant qu'ils n'ont pas été mis en tension, c'est-à-dire clivés en leurs opposés, les archétypes demeurent stériles. Il ne se passe rien. Il n'y a pas de dynamique. C'est " l'état de nature ", le plérome, vu plus haut, c'est-à-dire que c'est vivant, mais pas humain. La psyché d'un poisson en reste sans doute là. " Les animaux n'ont pas la capacité de se libérer de la psyché originaire " (8)

Mais, dès que le psychisme entre en contact avec quelque chose du monde extérieur, ce quelque chose active l'archétype concerné et il cesse d'être stérile. Si bien que la rencontre du nouveau-né avec sa mère (réelle) va activer l'archétype de la mère, qui a été ainsi activé depuis toujours par la rencontre avec toutes les mères réelles, et qui garde cette expérience en mémoire. Pour que la mère actuelle de notre nouveau-né soit perçue consciemment, qu'il en ait une image, il va falloir que l'image archétypique de " la " mère, qui s'est constituée au long de toutes ces expériences soit activée. Pour cela, il est nécessaire qu'elle se clive. Sinon, nous l'avons vu, on reste dans le grand sommeil originel.

Et l'on peut comprendre que malgré ce clivage, nécessaire à la conscience, les deux faces opposées d'une telle représentation, ici " bonne " et " mauvaise ", gardent, du fait de leur identité originelle, un lien. C'est un peu comme si elles étaient reliées par un puissant élastique, plus la séparation entre contenus conscients et contenus inconscients est grande, plus la tension de l'élastique est forte. Car, à l'arrière-plan des représentations clivées, dans l'inconscient, l'archétype ainsi activé pousse à la réalisation de l'image de totalité dont il est porteur et informe les deux opposés de leur unité fondamentale. Jung utilise une métaphore énergétique pour exprimer cette tension en disant que l'opposition entre contenus conscients et contenus inconscients

" est la condition préalable pour qu'existe cette différence de potentiel dont sort l'énergie psychique. Sans elle, l'indispensable tension serait absente. " (9)

Il n'y aurait pas de dynamique par manque d'énergie psychique. Car la dynamique vise à la réunion de la totalité qui a été clivée. C'est à la totalité qui préside à cette dynamique que Jung a donné le nom de Soi.

La deuxième conséquence de la séparation des opposés est la projection.

Nous avons vu, un peu plus haut, que les images inconscientes clivées qui constituent l'ombre, sont projetées à l'extérieur à la première occasion. En effet, lorsque quelque chose est complètement inconnu, Jung nous dit que cela :

" devient immédiatement un support de projection... [l'inconnu, et au début tout est inconnu] se charge à un tel point de contenus inconscients qu'il en résulte un état de " participation mystique " ou identité inconsciente qui fait que [ce qui est extérieur à nous] se comporte, en partie du moins, comme un contenu inconscient. " {10)

Cela ne veut pas dire que tous les contenus inconscients sont projetés. Il semblerait que ce soient d'abord et surtout ceux aux dépens desquels nous avons constitué notre moi. Ils sont constitutifs de notre ombre. Celle-ci se manifeste sous forme de projection.

Ce mécanisme semble avoir deux sortes d'effets :

- le premier serait de mettre le sujet en relation avec ce qui l'entoure en faisant de ce qui l'entoure comme une deuxième matrice, un deuxième contenant, tapissé de ses propres contenus inconscients. L'utilisation par Jung de l'expression d'" identité inconsciente " pour caractériser la relation qui s'instaure alors entre le sujet et ses objets, celle d'" unio naturalis " qu'emploient les alchimistes pour décrire cette même phase du processus, nous font voir qu'il y a là quelque chose qui rappelle l'état inconscient initial, cet " état de nature " dont Jung disait que c'était réellement " la mère à partir de laquelle émerge notre conscience ". La différence, et elle est importante, est que nous sommes maintenant dans une relation énergétique avec ces contenus projetés à l'extérieur. Notre relation au monde sera donc très forte, tantôt attirés que nous serons, tantôt repoussés, par l'amour ou la haine, par exemple, que nous inspireront des personnes, des idées, des comportements dont nous ne savons pas qu'ils nous attirent parce qu'ils sont des parties de notre psychisme que nous faisons porter par les autres. " Bad " ne dort plus avec " best ". II va y avoir entre eux conflit, ou attirance, selon que nous sommes identifiés à " bad " ou à " best ".

J'ajoute que ce ne sont pas uniquement les contenus péjorés qui sont projetés. Ce peuvent être des qualités dont nous sommes inconscients. Ce qui est projeté peut aussi être notre composante psychique masculine, si l'on est une femme, féminine si l'on est un homme, qui demande à entrer en relation avec nous, à revenir de son exil, pour animer notre monde intérieur en prenant sa place d'animus ou d'anima, une fois dégagée de la " mère ".

La relation qui va tout d'abord s'instaurer entre nous et le monde va donc se vivre sur le même mode que la relation à la mère, un mode oral, ouroborique, de besoin et de dépendance.

Il faudra sortir de 1'" unio naturalis ", de l'étreinte de cette Mère-nature pour ne pas rester prisonniers de notre propre inconscient qui fait écran au monde et nous maintient dans un état de dépendance aux autres.

Or, justement, la dynamique que le clivage des opposés entretient pousse vers une autonomisation psychique. Car,

- le deuxième effet de la projection est justement de nous obliger à prendre conscience de ce qui nous appartient, mais que nous prêtons aux autres.

" Il n'y a rien d'étonnant à ce que l'inconscient se manifeste sous la forme de projections... puisque c'est la seule manière dont il peut être perçu, écrit Jung... La projection n'est pas quelque chose que l'on fait volontairement. C'est quelque chose qui se manifeste à la conscience de 1'" extérieur ", comme un chatoiement à la surface de l'objet, alors que le sujet ne se rend compte à aucun moment qu'il est lui-même la source lumineuse qui fait briller l'œil-de-tigre de la projection. " (11)

LA CONJONCTION DES OPPOSÉS

Elle se fait en plusieurs étapes.

- La dissolution de la participation mystique (dissolution qui n'est jamais totale) se dit dans la terminologie des alchimistes " extraction de l'âme du corps ". Cette formulation convient bien à la première étape de ce processus où il s'agit, en effet, de dégager ce qui nous appartient, et qui n'est pas matériel mais psychique, des corps sur lesquels ces fragments d'inconscient ont été projetés et dont ils restent prisonniers. Le travail est réellement un travail de dé-concrétisation, de dé-matérialisation, de " sublimation ". Il s'agit de restituer au psychisme ce que nous n'avons pu percevoir de lui que sous forme matérielle, concrète. Ce que nous avons à nous réapproprier n'est, bien sûr, pas l'être physique porteur de notre projection, mais cette qualité de notre être que le porteur de projection a été amené à personnifier, dont nous ressentons le manque et qui a donc une valeur pour nous, bien que

" A première vue, comme l'écrit Jung, cette partie de la personnalité qui a encore à être ajoutée à l'être conscient pour en faire un être complet... est un fragment gênant, repoussant, car il représente quelque chose qui exprime très clairement notre infériorité secrète. " (12)

et plus loin,

" Les illusions ne seraient pas si répandues si elles ne servaient pas à quelque chose et si, à l'occasion, elles ne recouvraient pas d'une obscurité salutaire une blessure que l'on espère ne jamais voir en pleine lumière. " (13)

C'est par là, par les défenses mises à la place des blessures, que le moi va se heurter à la réalité.

D'où la difficulté que nous avons à nous confronter avec notre ombre.

Là aussi, c'est de l'inconscient que va surgir ce qui prendra l'initiative de cette phase du processus, en nous mettant en conflit avec nous-mêmes, conflit dont les protagonistes vont être d'un côté notre volonté consciente : je veux être comme ceci, j'ai l'intention de faire cela, et de l'autre, quelque chose qui se met en travers de cette volonté et que Jung appelle

" une compulsion, une motivation involontaire ou impulsion allant du simple intérêt à la possession pure et simple. Le dynamisme inconscient... la compulsion est le grand mystère de la vie humaine. " (14)

Cette " impulsion " qui se met en travers des projets du moi provoque en nous les affects toujours disproportionnés par rapport à une situation objective réelle, qui nous signalent tout d'abord que nous avons affaire à une projection et qui nous conduisent tout droit là où nous ne voudrions pas aller.

Le conflit est alors ce qui va permettre le contact avec les contenus de l'ombre qui demandent à se conjuguer aux contenus conscients.

Lorsqu'il y a conflit, c'est que les opposés sont activés. Ce conflit peut être d'une très grande gravité et exiger du Moi un choix déchirant; il peut aussi se représenter de la façon la plus banale, la plus quotidienne qui soit. C'est l'occasion, si on peut la vivre, de confronter cette partie ignorée et péjorée de soi-même et l'illusion qu'on a au sujet de celle que l'on croit connaître.

Comme illustration du niveau très banal où peuvent se consteller les opposés, je vais prendre l'exemple de Paulette, ma voisine du dessus qui m'exaspère parce qu'elle fait du bruit. Sa télévision m'empêche de m'endormir, elle n'a pas de tapis, se lève tôt ou carrément en pleine nuit et marche d'un pas lourd. Je lui ai, à plusieurs reprises, fait savoir combien cela me gênait. Je trouve que depuis elle fait encore plus de bruit. Mon agressivité à son égard ne fait que croître. Je suis prise entre l'impuissance à laquelle je me sens réduite et une forte envie d'aller lui casser la figure, ce que je ne peux évidemment pas faire. Une relation de type bourreau-victime est en train de se mettre en place.

Du point de vue de la psychologie qui est alors la mienne, la position de victime me convient au fond assez bien, parce que, de nous deux, c'est moi qui suis dans la blancheur de la non-agression et qu'en plus je peux, en toute bonne conscience me plaindre. lui en vouloir, la juger, d'autant plus que, moi, je suis quelqu'un qui a toujours fait très attention à ne pas gêner mes voisins. Ma position consciente est imprenable. Je suis dans le bien, elle est dans le mal.

Mais alors, pourquoi cela me met-il dans de tels états ? C'est, entre autres, parce que la position que j'occupe m'empêche tout acte agressif à son égard : cela m'obligerait à descendre du piédestal sur lequel elle m'a aidée à grimper. Il en résulte une très grande tension. Il suffit qu'elle éternue pour que j'entre en transe.

Au fond, ce pour quoi je lui en veux le plus, c'est de ne pas penser à moi avant tout, avant elle-même. C'est de se vivre tranquillement libre de moi. Je lui en veux d'être ce que moi je ne m'autorise pas à être.

Les choses en étaient là lorsque je fis un rêve: " Je voyais de l'eau, beaucoup d'eau, provenant de son appartement, couler le long du mur de mon couloir. Au comble de la rage, je m'apprêtais à monter lui dire son fait, lorsque, tout d'abord, je me rendis compte que cette eau ne provoquait aucun dégât, aucune inondation, elle coulait tout simplement. Et puis, à ce moment, je la vis debout devant moi et je m'aperçus qu'elle était très enceinte, avec cette aura qu'ont souvent les femmes enceintes. J'étais stupéfaite et une curieuse tendresse s'empara de moi ". Ce rêve me fit une très forte impression.

Cependant, dans la réalité, la situation demeurait inchangée. Jusqu'au jour où, prise d'une impulsion irrésistible, je passais à l'attaque et fis en sorte qu'elle ne ferme pas l'œil de la nuit. Cet acte, pourtant volontaire en apparence, me fut insupportable. Je le vécus comme une déchéance. J'en avais honte. Mais le résultat fut miraculeux. Du jour au lendemain, ce fut le calme. Il me semblait même, car je dressais l'oreille, qu'elle marchait sur la pointe des pieds... Moi aussi je changeais. Je me surpris à claquer les portes, à me mouvoir sans les contraintes habituelles dont je pris donc conscience. Je mis enfin la musique fort, comme j'aime l'entendre. Mais surtout, car bien entendu le miracle ne dura pas, je ne prêtais plus attention, sauf quand cela devenait vraiment très intrusif, au bruit que faisait Paulette et j'arrivais bien mieux qu'auparavant à m'abstraire de ce qui me dérangeait.

Et puis, pendant tout ce temps, bien des épisodes oubliés de ma vie, de mon enfance, de ma relation à mes parents et des bruits qui me gênaient alors sont revenus s'associer, pour ainsi dire physiquement, à ce que je vivais là. La résolution du conflit affecta donc aussi tout le réseau défensif, physico-affectif, mis en place au cours de mon histoire personnelle que les associations déclenchées par l'affaire Paulette avaient réactivé.

Je crois qu'on doit pouvoir dire qu'à l'issue de tout cela quelque chose de Paulette s'est réuni à Monique. Et une nouvelle façon d'être, sans doute celle dont elle était enceinte pour moi, que l'on pourrait appeler Mon-ette, est née de ce banal conflit.

Jung appelle cela le troisième terme. Dans l'affaire Paulette, on peut dire (pour reprendre la terminologie des alchimistes) qu'il y a eu " extraction d'une partie de mon âme du corps " de Paulette par la reprise de la projection qui s'était faite sur elle de quelque chose de moi-même que je ne voulais pas reconnaître. Mais cette " extraction " n'a pu se faire que grâce aux affects qui m'ont saisie et par lesquels j'ai été impliquée, bouleversée et travaillée au corps. Ils m'ont fait faire l'expérience, de l'intérieur, de quelque chose qui, si on me l'avait expliqué, serait sans doute resté sans effet.

Mais qu'en est-il de l'archétype dans cette affaire ? Dans l'exemple que je vous ai donné, il s'agissait bien, en fin de comptes, sous ces dehors-là, d'un aspect du conflit entre le Bien et le Mal, deux opposés archétypiques inhérents au Soi.

" Sous ces dehors-là ", parce qu'il me semble que ce à quoi j'étais identifiée et ce que représentait Paulette pour moi, ce que j'avais projeté sur elle, étaient les " aspects empiriques " qu'ont pris les deux pôles de l'archétype pour entrer dans mon champ de conscience. Ces mêmes opposés ne se manifesteront pas sous les mêmes dehors pour entrer dans le champ de conscience de Monsieur Jung ou de Madame Untel dont l'histoire personnelle et la structure psychologique ne sont pas les mêmes que les miennes.

C'est, me semble-t-il, ce que Jung veut dire en écrivant que " les paires d'opposés constituent la phénoménologie du soi paradoxal " (15).

Mon identification inconsciente à l'un des pôles de l'archétype était illégitime et c'est d'elle que je tirais ce sentiment de toute-puissance qui a provoqué le conflit. Mais cette identification était nécessaire, c'est que sans elle rien de tout cela ne m'aurait affectée.

Jung insiste sur le fait que, lorsqu'il y a conflit, il ne faut s'identifier à aucun des opposés entre lesquels le Moi se trouve pris, et c'est vrai aussi, mais dans un deuxième temps ; car, en effet, ce n'est que lorsque j'ai pu me dégager de mon identification au Bien, en faisant quelque chose que je jugeais mal qu'une conjonction a pu s'opérer dont un troisième terme, Mon-ette, est issu.

Il me semble que le conflit auquel nous convie l'ombre se présente toujours comme un conflit entre le bien et le mal car, nous l'avons vu au début, c'est bien cette distinction entre bien et mal qui a présidé, à l'origine, au clivage des opposés et à la constitution de l'ombre. (Bad-Best, " Beau "-" Pas beau "). II semblerait que ce que chacun de nous vit comme étant " mal " cherche à accéder au conscient et à y recomposer l'hybride " bien-mal " originel. En tant que conjonction des opposés, cet hybride serait du Soi.

Quelle que soit la profondeur à laquelle se vit le conflit et quelle que soit sa gravité, je crois que l'on peut dire que lorsque l'expérience a été vécue non seulement intellectuellement mais aussi affectivement, il y a production d'un troisième terme. Quelque chose de nouveau, de nature paradoxale, est créé. Jung dit que ce troisième terme est archétypique, ce qui peut aussi se dire " conforme à la nature ".

" La nature, écrit-il, consiste essentiellement en ces troisièmes termes, étant donné qu'elle est représentée par des effets qui résolvent l'opposition, comme la chute d'eau qui sert de médiation entre le haut et le bas. " (16)

Nous nous trouvons donc dans la situation paradoxale de devoir, pour accéder à l'humain, nous séparer de la nature dans un processus contre-nature, dont le but serait de recréer cet état de nature, mais en conscience. Cela se fait dans :

- la deuxième étape de la conjonction des opposés, où ce qui a été " extrait du corps " du monde, dans la première étape, doit s'intérioriser, s'incarner dans la deuxième. L'idée du Soi doit prendre forme, ce qui devrait se traduire par une modification du comportement. Il en résulte, écrit Jung, un apaisement et une sorte de fondement intérieur se crée. (17)

Car que se passe-t-il avec ces retraits de projection ? Ne s'agirait-il pas du démantèlement progressif de cette matrice " mère " projetée hors de moi qui me permettait de rester identifiée à l'enfant qui en attend tout. (J'aurais voulu que Paulette s'occupe de moi avant tout).

A mesure que s'opère le retrait des projections, cette matrice extérieure, cette " mère "", se symbolise, c'est-à-dire qu'elle se dégage de ses supports concrets et peut s'intérioriser. Elle prend peu à peu la place intra-psychique (et non plus inter-individuelle) qui est légitimement la sienne. C'est-à-dire que cette relation ouroborique de besoin, de dépendance, devrait dorénavant se jouer en moi entre mon conscient et mon inconscient et non plus entre moi et les personnes, les institutions, les idées qui m'entourent. Je ne vais plus attendre de mon patron qu'il se comporte comme mon papa et être bouleversée quand il ne le fait pas.

De cette façon se constituerait un contenant intérieur dans lequel d'autres conjonctions devraient pouvoir se faire.

Mais cela ne veut pas dire que les projections cessent pour autant, puisque toute nouvelle prise de conscience suppose un clivage des opposés et donc une nouvelle zone d'inconscience.

Le processus que Jung appelle d'individuation, par lequel, si ma vie me le permet, la potentialité inconsciente qui est à l'origine de mon être cherche à prendre forme, ce processus se déroule à la charnière de deux grandes énergies qui gèrent la vie et la mort sur deux registres différents :

- l'un, en apparence régressif, visant à l'annulation des tensions, personnifié par une mère, avec qui la relation se vit dans la réalité sur le mode fusionnel de la participation mystique, de la répétition ;

- et l'autre, prospectif, personnifié par le Soi qui en est issu en même temps que la conscience.

L'un est un processus qui est de l'ordre de la " nature ", l'autre un processus contre nature, qui est spécifiquement humain, un processus qui fabrique de la conscience et ouvre sur l'inconnu.

Mais, dans le conflit qui oppose ces deux tendances fondamentales, c'est au Moi qu'il revient de faire pencher la balance dans un sens ou dans l'autre. Son rôle est capital : il crée l'univers en s'en distinguant. (18)

EN CONCLUSION

Si l'on peut dire que la conjonction des opposés est tout à la fois le but que vise le processus d'individuation, (la réalisation consciente du Soi), et le moyen qu'utilise le Soi pour atteindre ce but, ce but est inconcevable. Jung n'a cessé de dire qu'il ne comprenait pas ce que

" signifie vraiment l'union des opposés puisque cela transcende les possibilités de l'imagination humaine et que le résultat d'une telle conjonction entre conscient et inconscient est théoriquement inconcevable. " (19)

" L'inconscient est inconscient et donc ne peut être ni saisi ni conçu. L'union des opposés est un processus qui transcende la conscience et qui, par principe, ne relève pas de l'explication scientifique. " (20)

" Personne ne sait comment la totalité paradoxale de l'être humain pourra jamais être réalisée, écrit-il encore dans Mysterium Coniunctionis. C'est là le nœud de l'individuation... La réalisation de la totalité qui a été rendue consciente est en apparence une tâche insoluble qui confronte le psychologue à des questions auxquelles il ne peut répondre qu'avec hésitation et incertitude. " (21)

Et pourtant, c'est cela l'enjeu de la psychanalyse jungienne : la réalisation consciente du Soi, cette hypothèse inconcevable, indicible en langage humain. C'est sur elle que Jung a fondé sa thérapeutique.

Bien entendu, la conjonction des opposés ne s'arrête pas au travail sur l'ombre. Ce qu'on entend, en général, par conjonction des opposés se passe à un autre niveau. L'anima en est le protagoniste principal (puisque ce processus n'a pas encore été décrit dans un psychisme de femme). Mais ce qui m'a frappée, justement, c'est qu'on pouvait voir ce fonctionnement à l'œuvre bien avant, dès l'instant où il y avait un Moi pour le vivre.


RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

1. C.G. Jung, Letters, Bollingen Series, Princeton University Press, 1975, vol. 2, p.393.

2. C.G. Jung, Dream Seminars, 14 mai 1930, vol. Il (à paraître chez Routledge & Kegan Paul, Londres).

3. C.G. Jung, Collected Works 9-2, (Aïon), N.Y., Bolligen Series XX, Pantheon Books, par. 112, 1959.

4. Ibid. par. 60.

5. Marie-Louise von Franz, The " Passio Perpetuae", Spring 1949, p. 123. C.G. Jung, Les Racines de la conscience, Paris, Buchet/Chastel, 1971, p. 122.

6. C.G. Jung, Letters, vol. 2, p. 133, Lettre au P. White du 21.11.53.

7. C.G. Jung, Collected Works (Aïon), 9-2, par. 423.

8. C.G. Jung, Dream Seminars.

9. C.G. Jung, Collected Works 14 (Mysterium Coniunctionis), Bollingen Series XX, Pantheon Books, N.Y., par. 707, 1963.

10. Ibid. par. 336.

11. Ibid. par. 129.

12. Ibid. par. 152.

13. Ibid. par. 739.

14. Ibid. par. 151.

15. Ibid. par. 4.

16. Ibid. par. 674.

17. Ibid. par. 532, 758.

18. Ibid. par. 129.

19. Ibid. par. 770.

20. Ibid. par. 542.

21. Ibid. par. 680.

--> nous écrire à : webmaster@merelle.net.



Cet article provient de Mérelle.net.
http://merelle.net

© Copyright 2000-07, Mérelle.net. Tous droits réservés.