Billet d’humeur n°23 - 3 novembre 2004
Tu ne jugeras pas !
Tu es dans l'erreur.
Tu t'illusionnes, ouvre donc les yeux, …"
Malgré mille et une paroles différentes, c'est toujours la même chanson : Tu, Tu, Tu … c'est la chanson du Tu qui tue !
Tes qualificatifs me disqualifient. Crois-tu vraiment que je vais faire mien ce portrait robot que tu dresses de moi ? J'ai plutôt envie de t'envoyer en retour :
"Mais pour qui te prends-tu pour me dire qui je suis et ce que je dois faire ? Je sens aussi une envie irrépressible de me justifier, me défendre, et t'accuser des mêmes travers"
Mais je n'en ferai rien car ce serait engager avec toi une partie de ping-pong sans fin.
Sur le Forum public de Mérelle, ces échanges d'invectives sont pénibles. Usant pour les protagonistes, usant pour les spectateurs qui ne sont pas là pour ça … à moins que, contagion aidant, ils ne se laissent eux-mêmes aspirer dans le tourbillon infernal des "je t'aime, moi non plus", des projections de l'ombre, des autoreprésentations du moi, des belles images que le moi se fait de lui-même pour s'affirmer en se différenciant de son ombre. L'expérience est instructive, … à condition d'en sortir !
Qu'est-ce qui se joue là ? Rien d'autre, semble-t-il, que le processus même de construction conjointe du moi et de l'ombre, processus constant à l'oeuvre depuis ma naissance. En simplifiant à l'extrême, cette double construction, se réduit à un mode binaire :
ça je ne prends pas : c'est pas moi.
Ce que je ne prends pas ou que je rejette chez l'autre, les modalités que je n'exploite pas chez moi se constellent et forment l'ombre. Ces éléments de ma personnalité se trouvent alors relégués dans mon inconscient.
Ce que je retiens constitue une autre constellation, c'est le moi (conscient). Jung en vient ainsi à dire que le moi n'existe pas : c'est une construction imaginaire, un complexe.
Ainsi, quand je vois si bien ce qui cloche chez l'autre et que cela me touche au point d'éprouver le besoin de le lui reprocher - de surcroît sur un forum public - c'est que je suis en résonance avec ces aspects de lui que je fustige. Et ce qui résonne en moi n'est autre que mon ombre dont habituellement je n'ai pas conscience. Cette ombre m'est ainsi "révélée" par le comportement de l'autre qui m'irrite ou me déplaît. La personne que j'invective - parfois même en prétendant que c'est pour son bien - ne se trouve pas sur le chemin de mes injures par pur hasard. Il y a aussi résonance entre son ombre et un aspect particulier de moi...
Ces "révélations" de composantes de mon ombre à travers leur projection sur autrui peuvent être autant d'occasions pour moi de mieux me connaître ... à la condition d'approcher au plus près ce qui est touché en moi et de sortir de l'illusion que je suis ce moi dont j'ai conscience, ce moi que j'ai construit en "éliminant" de ma conscience certains éléments de ma personnalité qui me gênent lorsque je les observe chez l'autre.
Simple exercice d'hygiène relationnelle, j'essaie d'utiliser le Je au lieu du Tu. J'essaie de parler à l'autre au lieu de parler de l'autre, de dire "je ressens telle ou telle chose en ta présence" au lieu de dire "tu es ceci ou tu es cela". Oui, j'essaie, même si cela peut paraître puéril. En fait, ça décale le sujet de la discussion : il n'est plus question de l'identité de l'autre, il s'agit désormais de mon propre ressenti.
Ce peu change beaucoup de choses car, ce faisant, j'ai retiré ma projection de son support. Je suis moi avec moi, je peux alors analyser ce qui fait que je ressens ceci ou cela. Je suis là en contact plus direct avec mon ombre et cette confrontation me conduit à reconsidérer et relativiser toutes les idées, toutes les belles images que je me fais de moi. Et, d'étape en étape, c'est une sorte de déconstruction personnelle qui s'opère. Le résultat en est l'émergence d'un moi minimal, fait de naturel, de simplicité, d'humilité et d'une certaine transparence. Ce qui s'en dégage, c'est une impression de plus grande humanité et d'authenticité opposée à tout m'as-tu-vu.
Le fait d'être capable de contenir en soi la tension des opposés donne force et solidité. On acquiert de la sorte une certaine épaisseur psychique et au bout du compte on devient entier et capable d'accueillir l'autre dans sa vérité.