Mérelle.net, l'aventure intérieure

9 - Le deuil

Récit de Pierre

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L'homme rouge

Après qu'Elle soit rentrée de son arrêt-maladie, le rêve suivant m'est advenu :

"Je suis dans notre maison actuelle. A l'ouest, le jardin n'a plus de grillage, la haie devient vive. Dans la maison, on fait des courants d'air car on fait des travaux : on tire des tuyaux, le travail est fait proprement. C'est la nuit, le temps est à l'orage. On entend du bruit, on se met à chercher partout. Dans la véranda, le petit chat dort sur un fauteuil, et puis je vois un homme assis, un vagabond, vêtu d'un grand manteau grenat très foncé. Surprise mutuelle, échanges de propos incohérents : il viendrait de Robion, ou de Roubine, ou d'un nom comme ça. On le fait entrer, il nous prépare des confitures de trois types différents : fraise, abricot et X? elles sont rouges avec des reflets bleus fluo. Le voilà transformé en majordome, en homme d'intérieur. Grâce à lui, ma vie se réorganise."

L'orage souligne la tension liée à un événement important. L'apparition de l'étranger dans la nuit de l'inconscient est forte. L'homme est un vagabond, un "chemineau", un voyageur, un homme des roubines (des ruisseaux), il vient de Robion, serait-ce l'homme rouge ? le serviteur rouge ? il devient homme d'intérieur, est-ce l'homme intérieur ? majordome, est-ce l'organisateur de la vie intérieure ? Ce rêve contient plusieurs allusions à la couleur rouge : c'est la première fois qu'elle m'apparaît en rêve. L'homme rouge fait des confitures, rouges bien sûr, mais avec des reflets bleus, signe de spiritualité. La confiture est une nourriture naturelle, riche et précieuse, la preuve c'est qu'on n'en donne pas aux cochons. Si le serviteur rouge m'en prépare, c'est plutôt bon signe, me semble-t-il, c'est à la fois très nourrissant, agréable à manger et un signe de considération.


L'Animus se déchaîne

Le matin de ce rêve, j'ai lu dans les yeux d'Elle qu'elle était possédée par Mecbeth. Elle était négative, elle s'est emportée à plusieurs reprises contre 'le système', je n'ai pas été directement visé, mais les coups sont passés assez près. Je m'attachais, quant à moi, à ne pas lui fournir l'occasion de s'emporter contre moi, ne pas lui donner de prise, bien qu'elle cherchait toutes les occasions de me provoquer, de me mettre en situation d'être agressif ou désagréable avec elle pour me faire une 'reprise de volley' et donner libre cours à Mecbeth.

Mecbeth la possédait diaboliquement, il était orgueil et volonté de puissance. En même temps, elle me déclarait que j'étais tyrannique et que je ne me rendais pas compte à quel point je l'étais. Sans pour autant me blanchir, il était évident pour moi que je faisais l'objet d'une projection de Mecbeth.

Malgré tout, je me suis interrogé sur l'image négative de moi que me renvoyait Elle, notamment sur cet aspect tyrannique dont elle parlait souvent. D'après elle, j'imposais ma loi autour de moi, je décidais de tout, j'étais abominable dans ma manière de jeter les gens et de les écraser, mes éclats perturbaient tout mon entourage. Qui plus est, je ne me rendais pas compte, je n'étais pas conscient de ce que je faisais et toutes mes explications l'agaçaient. Elle me reconnaissait cependant de l'intelligence, de la rapidité et une grande capacité de travail. Le résultat de cette tension dans la relation a été que je me suis attaché à être moins dépendant d'Elle, à diminuer mon investissement d'Elle, à commencer un retrait de ma projection en considérant qu'Elle était surtout une figure de cette anima intérieure avec laquelle je devais développer une complémentarité harmonieuse et féconde. Du coup, la relation avec Elle devenait un travail sur moi, dans ma profondeur, en vue de la construction de ma totalité. Travail difficile, effectué en solitaire.


Le deuil de l'amour impossible

Alors que j'essayais de prendre du recul, j'appris que, depuis peu, Elle avait un ami. Je pris très mal cette situation, et à la moindre occasion je ressentais monter en moi des bouffées de jalousie bien que je m'en défende. J'étais dans une situation d'amour impossible et cette souffrance était insupportable. J'avais très mal, je me maudissais de l'ambiguïté dans laquelle je me trouvais, je ne pouvais pas continuer ainsi, je décidai de faire mon deuil de cet amour impossible et de me retirer dignement.

L'occasion nous a été fournie un soir par une rencontre au vernissage d'une exposition. Je lui ai offert un tableau qui lui plaisait beaucoup. Ensuite, nous sommes partis pour boire un verre, mais, ne trouvant pas de bar sympa, nous avons discuté dans la voiture.

Je lui ai dit ma tristesse et je lui ai expliqué que mon problème c'était elle, que j'étais amoureux fou, que je croyais avoir 'retirer ma projection' mais que j'avais fait une rechute et que je n'avais pas d'espace pour vivre cet amour. Cette problématique d'amour impossible me minait. Cela faisait des mois que je retournais le problème dans tous les sens et j'en souffrais beaucoup. Je lui ai expliqué que je ne pouvais pas continuer ainsi et que j'avais décidé d'y mettre un terme et d'en faire mon deuil.

Elle m'a dit alors qu'elle n'avait plus nourri cette relation amoureuse le jour où elle a compris que celle-ci était sans perspective pour elle car elle s'était trop plantée dans sa vie en s'embarquant dans des aventures abracadabrantes. Avant ce jour-là, m'a-t-elle dit, elle était très flottante vis à vis de moi.

Je répondis que je voulais en finir proprement en respectant ce que nous avions vécu. Je ne voulais ni dénigrer ce que nous avions vécu, ni la dénigrer elle-même. Ce que j'avais vécu là c'était une partie de moi-même que j'acceptais et que je voulais conserver en l'état. J'étais heureux qu'un heureux concours de circonstances ait fait que son ami ne soit pas venu au vernissage, qu'elle se soit retrouvée libre pour la soirée et que j'aie ainsi pu dire ce que j'avais à dire. Désormais, ce problème d'état amoureux était un problème de moi avec moi, je n'ennuierais plus Elle avec ça.

Elle me répondit que ma position améliorait l'opinion qu'elle avait des hommes et qu'elle n'avait jamais rencontré un homme aussi séduisant que moi, ayant autant de charme et un tel rayonnement. Elle ajouta aussi que si elle avait été désagréable et critique avec moi c'était peut-être pour me punir de n'avoir pas laissé d'espace pour vivre notre amour. C'était la plus agréable chose qu'elle ne m'ait jamais dite.

Le tableau que je lui avait offert s'intitulait : "le rêve de lézard". Il a été chargé symboliquement de garder la mémoire de cet écartèlement, d'être à jamais la cicatrice de ce sacrifice. Je l'ai sous-titré "le respect de soi" car mon renoncement a été fidélité à moi-même, à mes valeurs, à mes engagements antérieurs, au respect que je voulais témoigner à ceux qui me sont chers, en me refusant à les asservir et à les enfermer dans des situations tordues. Respect de soi aussi en raison de ma volonté de ne pas disqualifier l'expérience vécue, de la garder intacte, de l'assumer pleinement avec ses moments forts, ses moments de doute, ses moments de faiblesse, ses naïvetés, ses espérances folles. Je voulais tout accepter et conserver en l'état comme un témoignage de moi-même avec mes forces et mes faiblesses.

S'agit-il bien de cela ? Ces motivations sont-elles authentiques ?

Rentré chez moi, j'en suis ressorti quelques heures après pour marcher dans la nuit. J'avais besoin de laisser s'exprimer mes accès de tristesse jusqu'aux larmes. Décidément, les épreuves du chemin sont de plus en plus difficiles. Pendant plus de deux mois, j'avais pensé à ce 10 octobre comme à un point culminant de notre relation. Ce fut un jour vécu comme un jour de trahison et de crucifixion. Quelque chose est mort ce jour-là : la relation et l'idée de construire quelque chose de fort et de mystique sur cette relation. J'ai beaucoup pleuré ma peine et la cruauté de la voie, puis le deuil a commencé à faire son travail.

Qu'il est dur d'aimer sans pouvoir vivre cet amour, sans pouvoir l'exprimer. Me voilà, cruelle épreuve, en situation de vivre le deuil de mon amour avant même d'avoir pu lui donner une expression. Que dois-je faire de cet amour qui me mine sans que je puisse m'en défaire ni l'exprimer ? Comment faire cesser ce mal abominable qui me torture si cruellement ? "Il faut retirer les projections", dit-on, mais comment opérer ce retrait ? Faut-il procéder par discrimination ? Analyser les éléments de la personnalité d'Elle qui accrochent ma projection, qui en font un reflet de mon anima ? Identifier ainsi ces éléments comme faisant partie de moi-même ? Faut-il ensuite analyser tous les éléments qui font qu'Elle n'est qu'une femme comme les autres. Repérer ses défauts, détailler les plis de son ombre ? Détruire son image survalorisée et casser ainsi son pouvoir de fascination ? Est-ce là la méthode ?

J'y répugne. Tout cela, je le sais. Je suis capable sans beaucoup de difficultés de faire l'inventaire des composantes de la projection et l'inventaire des composantes de l'ombre. Peut-être que l'exercice serait salutaire, mais je n'ai pas envie de salir ce que j'ai adoré pour l'exorciser et m'en débarrasser. Oui, Elle a des défauts ; oui, elle sait être méchante ; oui, elle sait être pénible ; oui, elle est une femme comme les autres, ni meilleure ni plus belle ; oui, par certains aspects elle serait même plutôt psychopathe ; oui, elle est tordue ; oui, elle est déséquilibrée ; oui, elle est limitée et certainement qu'il ne faut pas s'attendre à en tirer grand chose ; oui, il y a de fortes chances qu'elle n'ait pas grand chose à cirer de moi et de mon sentimentalisme. Oui, oui, oui, tout cela je le sais et je pourrais en allonger la liste. Alors que faire ?

Malgré ces mots de souffrance qui peuvent choquer, Pierre, en fait, se refuse à salir Elle et tout ce qu'il a vécu avec elle.

Accepter la blessure, accepter la souffrance, ne pas se renier soi-même ni renier l'autre. Ces moments vécus, ma fascination, mon exaltation, mes naïvetés, je veux les accepter car ils sont moi, ils sont mon histoire. Ma blessure est vivante, ma souffrance est amour, amour de moi, amour des autres, amour du monde. Je veux transfigurer cet amour qui m'est refusé et cette souffrance à laquelle seule j'ai droit en amour pour tout ce qui m'entoure. C'est dans ma blessure vive que naît et s'épanouit ma compassion pour le monde et pour les autres.

On ne connaît réellement que ce qu'on a vécu soi-même.


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