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7 - Souffrance

Récit de Pierre

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La quête du paradis perdu

Je ne voulais pas qu'elle souffre parce que je l'aimais. Je tenais à elle, je voulais la conserver, je la voulais pour moi. Quelle souffrance que d'imaginer qu'elle puisse s'intéresser à d'autres, prendre plaisir avec d'autres. Sans moi. Ma relation avec Elle réactualisait la scène primitive avec ma mère. Il m’était inacceptable qu’elle prenne son plaisir avec un autre. Elle pouvait m'aimer certes, mais si je n’étais pas son préféré, cela c'était intolérable, j'en souffrais énormément, la blessure était toujours ouverte, à vif. Cette blessure, c'était la perte de l'état où il n'y avait qu'elle et moi, c'était la sortie du paradis ; plus que la sortie, c’était le fait d'avoir été chassé du paradis ! Définitivement !

Curieusement, je savais tout cela, j’avais une bonne compréhension de ces mécanismes et jusqu’à cette rencontre avec Elle, je n’en avais jamais été spécialement affecté dans ma vie. Je suis d’un naturel équilibré, je croyais être « au-dessus » de tout cela, depuis longtemps. Et voilà que cette rencontre avec Elle réactivait tous ces archaïsmes en moi, me les faisait revivre de manière aiguë dans ma chair. Je souffrais, je souffrais beaucoup.

Sous le vernis culturel de surface, Pierre aperçoit "la queue de saurien" des archaïsmes. Cette quête de l'état paradisiaque est présente chez chacun de nous. A chacun d'en chercher les manifestations chez lui.

Je réalisais alors que, depuis ma plus tendre enfance et sans en être vraiment conscient, j’étais en quête de cet état paradisiaque, je cherchais confusément à retrouver cet état d'innocence fusionnelle avec ma mère avec laquelle je formais un tout qui se suffisait à lui-même. Elle pourvoyait à mes besoins, elle m'aimait, j'étais tout pour elle. Cet état, je le recherchais depuis que je l’avais perdu.

La religion de mon enfance me l'avait promis après cette vie, dans le monde parfait d'après la mort. Dans ma jeunesse, je me suis convaincu que ce paradis pouvait être retrouvé ici et maintenant, dans cette vie sur Terre. Pour cela, il fallait travailler sur soi. Cette discipline, c'était la voie de tous les mystiques, c'était la voie de la transformation, c'était la voie de la réintégration...

Cet état, j'ai voulu le retrouver par la connaissance, en reconstruisant le monde par la pensée, en le comprenant, en le prenant tout en moi. Cette nostalgie au fond de moi a alimenté mes efforts pour travailler à comprendre. C’est ainsi que j’ai compris que chassé du paradis, l'homme a été condamné à travailler.

Cet état d'harmonie de la société, j'ai voulu le (re)construire par mes engagements humanitaires pour un monde meilleur et solidaire. Animé par cet idéal que je porte en moi comme une blessure, j'ai voulu, dans ma vie, être (re)constructeur du monde. J'ai voulu travailler, et encore travailler pour retrouver le paradis.

Cet état, je l'ai recherché dans l'union avec les autres, dans l'harmonie, dans la relation intime, dans l'orgasme, dans l'extase. J'ai cherché une femme avec laquelle constituer une union forte et indissoluble. L'union, je ne la concevais que totale et indissoluble.

Cet état d'union et d'harmonie, j'ai voulu le retrouver avec Elle. Je m’étais attaché à elle. La relation que j'ai tissée ainsi tendait à retrouver, à reconstruire cet état d'harmonie et d'union, voire de fusion à travers une intimité profonde et complice. Ame-soeur, soror mystica, noces chymiques, à travers cette quête, j’aspirais à une relation totale et exclusive alors même que j’étais confronté à un amour impossible. Toute ma recherche allait dans le sens de comprendre le fonctionnement d'Elle, c'est-à-dire la prendre avec moi, pour faire une unité avec elle, pour retrouver l'état fusionnel avec ma mère. Bref, je comprends aujourd'hui qu’inconsciemment, je voulais faire d'Elle un substitut de ma mère, je la voulais en exclusivité, je voulais la mettre au service de ma blessure essentielle. Il m'était insupportable d'imaginer qu'elle aussi avait une vie propre en dehors de la relation, qu'elle avait vécu avant, qu'elle vivrait après. La jalousie m'étreignait et me faisait souffrir profondément.

L'impossibilité de cet amour me conduisait à chercher à le transcender. Pour cela, je cherchais à descendre dans ma souffrance.


L'acceptation de la souffrance

J'en suis venu à penser qu'il fallait cesser de fuir en avant, qu'il fallait faire face à la béance du trou que je portais en moi et que je devais être capable d’assumer la souffrance qui s'en dégageait. Je devais être capable d’assumer le deuil de mes recherches illusoires et laisser émerger de ce deuil une autre relation aux autres et au monde.

"Le feu du désir, écrit Élie Humbert, se transforme, se purifie, dans la mesure où l'angoisse a creusé, par le deuil et en particulier par le deuil de la mère, la caverne vide. Dans cette perspective, la psychanalyse est peut-être l'art de perdre ses illusions dans un accroissement du goût de vivre."

Ces alternances de paradis et d’enfer que je vivais étaient génératrices de souffrance : Éros est souffrance ! Cette souffrance, je m’attachais à la laisser émerger, à ne pas la nier, ni à la refouler. Je décidais de ne pas chercher à la calmer, ou à la distraire, non, je la laissais s’exprimer, je la considérais comme une composante structurelle de la condition humaine. Durant des semaines et des semaines, je portais béante ma blessure dans mon cœur, sans rien en laisser paraître à l’extérieur. Petit à petit, j’apprenais à ne pas m’identifier à elle, de manière à m’expliquer avec elle, sans crispation, tranquillement. Quel que puisse être mon état d’âme, la vie continuait, il fallait vivre, je devais continuer à remplir mes charges professionnelles et familiales. Mais petit à petit, je découvrais qu’il existait en moi un refuge depuis lequel je pouvais regarder tous ces mouvements de la vie sans en être complètement affecté. Ma souffrance, puisque j’avais compris qu’elle était structurelle, je me disais que je devais apprendre à vivre avec et à me comporter vis à vis d’elle avec dignité. Je ne devais pas chercher à l’expliquer, la rationaliser, encore moins la renier. Je devais la laisser être, je devais lui laisser faire son travail.

Oui Pierre, ton rapport à la souffrance est tout à fait intéressant. Il inspirera sans doute certains de tes lecteurs.


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