De la méthode
Penser par soi-même
L'idée d'origine de ces notes de voyage est que chaque auteur exprime ce qu'il pense, tout au fond de lui-même, des problèmes fondamentaux qui se sont posés et qui se posent encore à l'humanité entière et à lui-même. Aucun de nous ne prétend détenir la vérité universelle ; chacun de nous, au contraire, exprime sa vérité particulière, sa propre vision du monde, son identité qui fait de lui un individu unique et sans équivalent. Le risque évident d'une telle entreprise est de construire ainsi une véritable Tour de Babel de conceptions hétéroclites. Il y a malgré tout, me semble-t-il, et peut-être en raison même de la grande difficulté de la tâche, une certaine hardiesse à l'entreprendre. Il ne faudrait pas croire que ce projet de penser par soi-même ait été de tous temps le propre de l'homme. Pour Luc Ferry, au contraire, il caractérise notre modernité, commencée au siècle des Lumières et faisant suite aujourd'hui au retrait de Dieu et à la fin des grandes utopies collectives [Ferry]. Dès lors que les dogmatismes sont éradiqués, dès lors qu'il est interdit d'interdire, dès lors que toute normativité est perçue comme répressive, l'individu devient à lui-même et pour lui-même sa propre norme.
Ces notes tourneront autour de la question du sens, d'un sens que nous sommes incapables d'accepter s'il nous est imposé ou simplement s'il nous vient de l'extérieur. Ce sens n'a vraiment du sens pour chacun de nous que si nous le trouvons personnellement, et si nous en éprouvons l'authenticité, tout au fond de nous-mêmes. Il relève donc d'un sentiment sur la fiabilité duquel on doit s'interroger.
En lançant ces notes, notre but n'est pas de faire œuvre philosophique. Il s'agit avant toutes choses de témoigner de ce que nous vivons, tout en étant parfaitement conscient de la relativité de cette expérience. La démarche s'apparente à celle de Bergson qui refuse " d'alimenter indéfiniment les disputes entre écoles dans le champ clos de la dialectique pure " et qui rêve d'un philosopher ingénu " sans passer par les systèmes ". Pour lui, il s'agit d'une sorte de conversion spirituelle, d'une expérience métaphysique tendant à libérer l'intuition philosophique afin d'appréhender directement les " données immédiates de la conscience ", la conscience immédiate, cette vision qui se distingue à peine de l'objet vu, cette connaissance qui est contact et même coïncidence. Bergson insiste sur la nécessité de préserver l'originalité de cette intuition contre les immixtions de la pensée conceptuelle. Pour lui, et pour nous dans ces notes, " philosopher est un acte simple " , aussi ne nous poserons-nous pas plus avant la question de savoir si nous faisons de la philosophie ou autre chose.
Ces notes seront d'abord le témoignage d'une pensée, d'une sensibilité en marche, l'expression d'une réflexion qui se poursuit. Leur but est de nous aider à mettre de la cohérence dans nos vies et dans la compréhension que j'en ai. Ils constituent de la sorte une projection à l'extérieur, une objectivation des contenus de notre pensée. Ces notes sont pour chacun de ses auteurs le produit de sa confrontation au monde. Cette confrontation est productrice de sens. Ce sens dont l'origine, autrefois, était attribuée à un dehors radical et grandiose.
Le contenu de ces notes sera bien évidemment remis en cause et critiqué, et c'est tant mieux ; ce qui compte c'est l'authenticité et la sincérité de ses auteurs. Une de nos revendications de base, c'est le droit à l'erreur, c'est le droit d'oser penser par soi-même, bref c'est la liberté de penser.
La question de la preuve
Pour aborder cette question de la preuve, il nous paraît intéressant de méditer cette longue citation de Luc Ferry, extraite de L'homme-Dieu ou le Sens de la vie, dans laquelle il cite Nietzsche, Le crépuscule des idoles, " "Des jugements, des appréciations de la vie, pour ou contre, ne peuvent en dernière instance jamais être vrais : ils n'ont d'autre valeur que celle d'être des symptômes - en soi, de tels jugements sont des stupidités." Car, ajoute-t-il, la valeur de la vie ne peut pas être appréciée, ni par un vivant, parce qu'il serait juge et partie, ni d'évidence par un mort…", et il continue en expliquant : " Que veut dire Nietzsche et pourquoi tant d'écho ? D'abord ceci : pour juger la vie, il faudrait pouvoir adopter sur elle une situation d'extériorité, pouvoir poser, hors d'elle, les termes de référence auxquels s'adosser pour porter un jugement. Il faudrait supposer une sphère transcendante idéale, un Au-Delà, une distance à partir de laquelle il y aurait quelque signification à émettre des évaluations. Or c'est là l'illusion suprême, l'illusion par excellence de toute religion. L'homme est un vivant parmi d'autres, il appartient de plain-pied à la vie, il est immanent à elle et c'est pourquoi ses prétendus jugements ne sont que des symptômes, des émanations inconscientes d'un certain type d'existence. Il n'y a pas de métalangage, de discours supérieur au nom duquel il serait possible de décider du sens et de la valeur du monde où nous sommes plongés ".
Il nous arrivera souvent de développer nos idées en puisant des citations dans le fonds commun de la pensée. Notre but, dans ces cas-là, n'est pas de tenter de prouver ce que nous avançons avec des arguments d'autorité [Ferry] . Les auteurs cités ont nourri notre réflexion, nous nous sommes sentis en accord intérieur avec leur pensée et il nous a paru intéressant, ainsi qu'aidant à la compréhension, de mettre en perspective ce que nous pensons avec ce qu'ils ont pensé. Nous sommes tous en quelque sorte des héritiers, des produits de l'histoire, voire un moment de l'histoire de la conscience universelle. Nous constatons tous les jours que nous ne sommes pas les seuls à penser ce que nous pensons, aussi est-il permis de se demander par moment si c'est nous qui pensons réellement ou bien si c'est notre penser qui s'inscrit dans un courant de penser plus vaste. Une fois rejetés les arguments d'autorité - et ces citations ne sauraient en être - il reste que sinon la vérité mais du moins celle de l'un d'entre nous - ce qu'il tient pour vrai - ne peut trouver sa légitimité que dans sa propre conscience individuelle. L'exigence de vérité s'estompe au profit d'une exigence de sincérité, d'authenticité, de limpidité devrions-nous peut-être dire, d'accord profond avec nous-mêmes. Nos certitudes deviennent ces notions qui, au fond de nous, s'imposent à nous avant toutes les autres.
Cette logique nous situe dans le contexte cartésien du " je pense, donc je suis ". Même si toutes nos opinions sont fausses, même si un dieu trompeur se joue de nous, une chose au moins est certaine, c'est que pour être trompé il faut au moins exister. La notion de vrai, c'est à dire la question de savoir si les contenus de notre conscience renvoient à une réalité extérieure indépendante de notre représentation, reste cependant problématique. Notre seule certitude c'est que nous sommes et que nous avons en nous-mêmes des états de conscience et que ces états de conscience ont certains contenus. Notre vérité tient dans cette certitude absolue d'être. Si l'on poursuit le raisonnement, ce rejet des arguments d'autorité et cette exigence de penser par soi-même conduisent à une véritable sacralisation de l'expérience individuelle. Certes, on peut analyser cette nouvelle condition humaine en termes d'orgueil et de rêve prométhéen, mais il paraît plus juste de parler de dignité nouvelle donnée à l'homme par l'exercice de sa liberté, une dignité qui résulte du prix payé pour cette liberté : l'angoisse de la solitude devant le choix qu'il faut assumer. En réalité, cette solitude n'est que transitoire car tout se passe comme si, tout au fond de nous, quelque chose savait. La solitude angoissante n'est en fait qu'une certaine perception du silence intérieur exigé pour entendre le message de sa conscience. Le Dieu perdu à l'extérieur se retrouve dans cette source trouvée [Berdiaev] dans la transparence de l'être.
On peut, si l'on veut, parler de divinisation de l'homme, d'homme-Dieu, de l'identité de l'atman et de Brahman ; quoi qu'on en dise, l'expérience est là.
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