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12 - Fin de l'histoire

Récit de Pierre

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Le temps féminin

Que de chemin parcouru en moins de trois semaines ! Refroidissement brutal après un moment d'exaltation. Retrait après ouverture. Les promesses n'ont pas été tenues. Une fois encore avec Elle, la parole n'a eu de sens qu'au moment où elle a été prononcée, la parole nourrit, elle accompagne la relation dans l'instant mais elle n'a pas de valeur permanente dans le temps, elle ne semble pas avoir de valeur par elle-même. Pensée inconsistante, production incertaine d'un animus émergeant de l'océan d'Éros, cherchant à s'affirmer tout en étant assujetti à l'humeur du moment. Puer capricieux cherchant à s'affirmer avec toute la maladresse de l'adolescence en quête de repères. Alternance curieuse de puer et de senex, étrange effet d'une conjonction mercure-saturne. Comment s'orienter dans ce dédale qui change tous les jours ? Apparemment en acceptant cette incertitude structurelle, en acceptant de se tenir disponible pour vivre l'instant dans toutes ses dimensions sans projection dans le temps. Il faut accepter que l'instant se suffise à lui-même, qu'il trouve son sens dans l'ici et maintenant et non dans un projet. Je suis conduit à une autre relation au temps. Ce temps-là n'est pas déroulement d'une volonté de puissance dans le monde, mais qualité, goût, érotique de l'âme. Ce n'est pas un temps linéaire, extensif et masculin, mais un temps courbe, replié sur lui-même, un temps qui se mord la queue, un ouroboros, un temps féminin. Comme l'expliquait Élie Humbert, il existe deux types de temps, le premier est masculin, il exprime la durée, le second est féminin, il est qualité de l'instant.


Élie

Quelques jours plus tard, après une accumulation de problèmes professionnels et familiaux lourds à porter, le rêve suivant m'est advenu : "J'avance dans un tunnel, l'obscurité est totale. Mon fils aîné est loin devant moi, je discerne une très vague lumière, je l'appelle, il ne m'entend pas et je ne vois plus sa petite lumière. Je marche d'un bon pas, mon téléphone portable dans la poche et deux cartes de crédit dans la main. Je suis joyeux et confiant, je chante à moitié que je suis sur le bon chemin et que j'arriverai au bout. Au bout d'un moment, j'arrive à un endroit du tunnel où la paroi de droite laisse filtrer une très faible lumière, comme une fenêtre dans la nuit. Devant cette transparence se trouve une silhouette noire immobile de vieux moine. Je m'écris "Élie ! maître!". Je me prosterne dans une attitude mi-sérieuse, mi-moqueuse.".

Ce rêve m'a fait une très forte impression. J'y vois à la fois un tunnel qui ne laisse place à aucune fantaisie, aucun degré de liberté : il faut aller droit devant soi, sans aucune autre perspective, d'une certaine manière il s'agit d'une traversée du désert, et à la fois l'obscurité totale, la nuit, l'inconscience pleine et entière, l'absence totale de repères visuels, conscients, la solitude totale, même mon fils qui court devant m'a laissé tout seul. Pourtant, j'ai confiance, j'avance bien, le rythme est bon, je suis sur le bon chemin et j'ai la promesse d'arriver au terme. Qui plus est, "on" me fait crédit puisque j'ai deux cartes en mains, c'est une marque de confiance qui m'est faite. Au plus profond de ma nuit obscure, une faible transparence venant d'un autre monde apparaît et me révèle la silhouette hiératique d'un moine, présence plus noire que le noir du tunnel. Je reconnais Élie, mon maître intérieur. C'est le nom d'Élie qui est prononcé dans le rêve, le même nom que dans le fameux rêve de Jung où Élie apparaît avec Salomé. Après l'homme rouge des roubines, Élie est le 2° personnage à sortir des profondeurs de ma nuit. Détail intéressant : le mélange de sérieux et de dérision dont je fais preuve en présence d'Élie. Attitude iconoclaste, très dans le style d'Étienne Perrot et de ce qu'il dit de la gaie-science. Conjonction des opposés : le très sérieux n'est pas sérieux du tout, le secret de la pierre est dans le fumier, la sagesse c'est celle des fous.

Conséquences pratiques de ce rêve pour moi : persévérer dans ma voie et ne pas me prendre au sérieux. Élie ne m'enseigne rien, il me révèle seulement sa présence au fond de ma nuit. Présence rassurante et inquiétante tout à la fois. A moi maintenant d'entrer en communication avec lui, d'engager le dialogue au quotidien. Le Vieux Sage m'apparaît et son premier acte est de faire de moi un iconoclaste défiant toutes les convenances et les signes extérieurs du respect et du savoir-vivre, donc de m'affranchir de l'ordre social. L'histoire raconte qu'Élie est le porte-parole inspiré de la volonté divine dans les affaires publiques et qu'il est enlevé dans un char de feu qui le monte au ciel.


Pierre est dans le brouillard

Les difficultés extérieures s'amoncellent. Elles sont de tous ordres. Depuis quelques jours, j'ai des accès de tristesse, je suis fatigué de toutes les contraintes qui m'étreignent et me privent de liberté, je ne me sens plus porteur d'un projet et d'une dynamique. Je rêve que "je vais en voiture chez mon frère et sa famille à la campagne. C'est la nuit. D'un seul coup, ma voiture n'a plus de phares, je freine car je risque un accident. Le reste de la voiture marche, mais rien pour les phares. Je suis arrêté, je siffle un coup par la fenêtre. Un chien arrive et met ses deux pattes contre la voiture. Personne ne semble venir vers moi.". Ce rêve me dit que je n'ai plus de phares, je ne suis plus capable de m'orienter dans la nuit de l'inconscience, j'ai perdu ma capacité à être visionnaire. Je suis désespérément seul dans ma nuit, tout juste bon à faire aboyer les chiens.

Pendant ce temps, les relations avec Elle sont plutôt superficielles, elles se cantonnent au domaine professionnel. Néanmoins, nous décidons de passer un week-end ensemble. Je m'en réjouis par avance. Déception, précisément ce jour-là elle est malade et ne veut voir personne. Une fois de plus, je suis barré sur toute la ligne dans mes relations avec elle. Que faut-il penser de cette situation ? Quelle conclusion tirer ? Rien ne vient vers moi de ce côté-là. Il n'y a rien. Dois-je continuer à nourrir cette relation pour la maintenir artificiellement en vie, ou bien est-il préférable de la laisser tranquillement s'éteindre et de m'ouvrir à autre chose ?

Sa maladie n'a duré que l'espace d'un week-end. Le lundi, elle était au travail. On ne s'est pratiquement pas dit un mot jusqu'à jeudi. Ce jour-là, à 13h passé, après avoir été empêché par différents trublions, j'ai fait une brève tentative qui, une fois de plus a été mal perçue, mal interprétée et qui a suscité des yeux levés au ciel. Impasse totale. La seule attitude possible me paraît être l'attente effective, mais sans nourriture : je ne prends plus d'initiative, je l'ignore tout en restant courtois. Un rêve vient me parler d'Elle et de ce que nous vivons dans la réalité quotidienne : "Elle se suicide quotidiennement de nombreuses façons : relations non entretenues avec le reste du personnel, fuite de la relation avec moi, fuite du bureau de direction qu'elle occupait jusque là pour se réfugier dans un petit bureau, enfermement dérisoire dans la mise à jour du fichier-clients, nombreuses promesses non tenues, activités non suivies et abandonnées. De temps en temps, elle a des sursauts de vie et d'affirmation de soi infantiles, à propos de détails insignifiants, dérisoires. Elle s'est beaucoup intéressée à la Société, elle s'est investie pour qu'on gagne, et aujourd'hui elle s'en détourne, car elle ne suit pas, elle ne s'accroche pas et ne s'investit plus, elle se retrouve donc déconnectée. Son état est dépressif, son relâchement et son non-investissement constitue un véritable suicide quotidien.".

Voici un autre rêve qui s'inscrit dans cette série : "On gare notre voiture en zone d'activités, il y a là de grands bâtiments industriels à vocation électrique. Je me promène dans l'un d'eux, le patron me le fait visiter. A l'intérieur, il y a comme des ascenseurs monte-charge géants. Je fais une remarque pour améliorer le système. Après la visite, je continue ma promenade dans la campagne, je marche seul avec mon chien, un chien-loup, je vais ainsi à un cocktail où je suis invité. Je tombe sur un groupe de juifs intégristes avec des tresses. Je leur explique que je me suis trompé d'apéritif et je continue à marcher sans repères, je me mets à courir. Je m'approche d'un bonhomme, je lui demande de m'aider à me repérer. Il est très serviable, il va chercher sa carte pendant que j'essaie de sortir la mienne de ma poche.". Je suis perdu à force de marcher sans repères. Situation comparable à celle de rouler la nuit en voiture sans phares. Heureusement on trouve en chemin des gens sympathiques disposés à nous aider et à nous guider. Après une longue conversation avec mon interprète de rêves celui-ci m'explique que notre conscience morale occidentale est très influencée par les juifs intégristes, et qu'elle supporte mal une saine bigamie. Il me renvoie à l'hexagramme 54, l'épousée, du Yi King. D'après lui, la vie ne pose pas de préalable moral à notre entrée en aventure, elle ne nous demande qu'une honnêteté scrupuleuse avec nous-mêmes. Oui, il est nécessaire que les repères moraux et rationnels s'estompent. L'énergie intérieure dégage une puissance inouïe (les monte-charge géants), c'est comme la foi qui déplace les montagnes.

Les jours continuent. Les relations avec Elle ont des hauts et des bas. Depuis qu'elle s'est enfermée dans ses tâches répétitives, nous nous voyons moins. De temps en temps, des poussées d'animus créent des situations conflictuelles. Je suis diabolisé et dans ces cas-là il est inutile de discuter, elle est inaccessible au raisonnement, elle déforme tout et toute manifestation de ma part renforce mon rejet. Dans cet état, elle est prête à tout pour s'affirmer en s'opposant. Le lendemain, elle est très radoucie, avenante, sympathique.

On ne peut plus travailler ensemble, elle souhaite changer de service et trouver un travail plus routinier avec un cadre précis. Elle doit me donner une réponse par rapport au poste qu'elle souhaite occuper. D'une certaine manière, elle va devoir se déterminer par rapport à moi. Je ne veux pas interférer, j'ai l'intention de laisser son choix émerger d'elle seule et de lui donner satisfaction dans la mesure du possible. Tout paraît consommé, l'expérience paraît terminée. Restons bons amis.

J'arrête là mon récit. J'espère qu'il profitera à d'autres. Il était important pour moi de mettre noir sur blanc ce que j'ai vécu, pour mieux comprendre mon aventure, mais aussi pour m'en libérer et tourner la page.

Merci Pierre pour ce témoignage détaillé, vivant et bien analysé d'une expérience originale de confrontation avec l'Anima. Nul doute qu'il fournira des repères à d'autres, engagés sur la même voie.


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