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3 - Qui est "Elle" ?

Récit de Pierre

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Le Yi King et les lectures synchrones expliquent à Pierre le sens de ce qu'il vit

En même temps que mes lectures m'expliquaient ce que je vivais, je m'interrogeais beaucoup, j'essayais de comprendre, je questionnais fréquemment le Yi King pour savoir qui était Elle, à qui j'avais affaire, quel était le sens de notre rencontre et de ce que je ressentais et où j'allais ainsi. Les réponses reçues ne parvenaient jamais à m'éclairer complètement, ni à dissiper totalement mes doutes.

Un dimanche de mai, je posais la question "Quel est le sens au long cours de cette rencontre ?", l'oracle répondit 61, la vérité intérieure. Elle m'apparaissait sous les traits forts de la soror mystica, objet de fascination, image très chargée émotionnellement et propre à faire accepter des sacrifices importants.

Comment réagir ? me demandais-je. Quelle attitude adopter ? Mes lectures m’expliquaient que l’individuation propose ainsi des collisions de devoirs de plus en plus difficiles.

La collision des devoirs, dit Jung, est la pierre de touche de l'individuation. C'est par elle qu'émerge le Soi.

Je décidais de faire face et de m'expliquer avec cette exaltation en moi. Tout d’abord, en quoi consistait-elle ? Aspiration à transcender la banalité de la vie courante, tension de l'être vers l'approfondissement de la relation avec Elle, moteur vital de la quête, telles étaient les caractéristiques qui m’apparaissaient. Tout cela était très fort et empreint d'une "numinosité" existentielle et cosmique. Indépendamment de la manière dont cette situation était vécue par Elle, je la vivais pour ma part comme une véritable initiation à une dimension nouvelle dont Elle serait, vraisemblablement à son insu, la médiatrice.

Cette unilatéralité du témoignage et le fait de n'entendre qu'un seul son de cloche peut agacer le lecteur. Si tel est le cas, il peut être utile de s'interroger sur ce à quoi renvoie le récit de Pierre.


La relation comme laboratoire

Un jour, je ne sais plus comment la conversation en vint là, mais nous constatâmes, Elle et moi, notre intérêt pour les rêves. Je lui parlai de mon goût pour la psychologie et pour l'œuvre de Jung en particulier. Elle m'expliqua que durant huit ans, elle avait suivi une psychothérapie. Nous en conclûmes que nos discussions pouvaient prendre un tour plus personnel et s'approfondir de manière à servir le travail sur soi. Je me souviens d'une sorte de pacte que nous avons scellé sur la base de trois mots clefs : Liberté, Égalité, Fraternité. Liberté de se retirer à tout instant de la relation, Égalité abolissant le rapport hiérarchique entre nous dans la relation, Fraternité par l'aide désintéressée que nous pouvions apporter à l'autre.

Il est facile de décréter qu'on abolit le rapport hiérarchique, mais l'expérience montrera qu'Elle projettera sur Pierre l'image du Père Animus autoritaire.


Le grand rêve d'Elle

Le premier rêve qu'Elle me raconta commence alors qu'« Elle est chez elle et qu'elle regarde par la fenêtre le spectacle magnifique d'une allée de cerisiers à fleurs du Japon. Elle sent l'appel vers la lumière, vers l'extérieur. Elle sort, c'est la pénombre de la nuit, les pétales roses des fleurs sont mélangés avec de la neige qui tombe. Pour rentrer chez elle, Elle se trouve perplexe à un carrefour rempli de neige, la nuit est blanc sale, blafarde, beaucoup de voitures arrivent par la gauche, les phares brillent comme des yeux. Elle tourne à droite, là un gros flot d'eau boueuse coule. C'est le matin devant l'immeuble, les mamans emmènent leurs enfants à l'école, elles la regardent avec sévérité, comme une bête curieuse, Elle qui se trouve là en robe de chambre (celle de sa poupée). Elle ne retrouve plus le chemin de chez elle. Elle rentre dans l'immeuble. Aux 1° et 2° étage, des portes ne s'ouvrent pas, d'autres s'ouvrent mais ce n'est pas chez elle, elle fait ainsi plusieurs essais infructueux. Elle n'est pas angoissée, surprise seulement. Impression de rêve très calme, serein, agréable, profond, le sentiment d'avoir le temps de vivre les choses en profondeur et de trouver des solutions. »

Le cerisier du Japon est l'arbre de la pureté, de la beauté parfaite, éphémère et annonciatrice des riches moissons à venir, c'est le symbole par excellence de la chevalerie japonaise, c'est aussi le spectacle de la féminité dans toute sa fraîcheur. Les pétales tombent, images de l'éphémère, préludes de la vieillesse. En allant au-devant de sa féminité, de la beauté qui se fane, c'est l'hiver, la neige et le froid qui sont rencontrés, images de la vieillesse, de la solitude affective. Le carrefour, le choix d'un chemin se présente ; c'est celui de droite, celui de la rationalité, qui est choisi. L'eau boueuse, image de l'ombre, est là au bord du chemin choisi. Le résultat, c'est qu'Elle se retrouve complètement déphasée par rapport aux autres femmes qui ont assumé leur féminité jusqu'à la maternité, Elle est restée femme-enfant, revêtue des habits de sa poupée, être sans vie et manipulé. Autre résultat de la voie qu'elle a choisie, Elle se perd, elle ne sait plus où elle habite, la voie de la raison ne lui permet pas de se retrouver en son centre. Telle était la lecture que je faisais de ce rêve, assez facilement, comme à livre ouvert. Elle m'expliqua également son enfance et son adolescence et les relations qu'elle avait eues avec sa mère qu'elle présentait comme perverse. Ce rêve très riche abordait successivement de nombreux problèmes de fond : ceux des rapports à la beauté, à l'éphémère de la beauté, à la féminité, au vieillissement, à la solitude affective, à la rationalisation de l'animus, à l'ombre, à la stérilité, à la maternité, à la femme - enfant, à l'identité, à la centration. Une poupée, si belle soit-elle, est un automate, un objet triste, reflet d'une âme triste. Ce qui est projeté sur une poupée, c'est ce qu'on ne peut pas être. Une poupée, c'est une image du non-moi, la mort de l'être, l'emprise absolue du paraître, l'absence d'initiatives personnelles, la prison des conformismes. Elle semble indiquer un état psychologique figé, peut-être la mélancolie essentielle dont elle se dit atteinte.

Elle m'explique qu'elle n'a pas eu d'amour du fait d'un milieu familial très dur avec une mère psychopathe, manipulatrice, qui a déformé l'image du père. Conséquence : il lui manque le sens du réel et du rapport à la réalité, elle intériorise et intellectualise sa relation au monde et aux autres, et cette intellectualisation est anxieuse, elle génère des manies du classement, des troubles de la mémorisation. Elle se dit ne pas être capable de relation affective avec autrui, et d'autre chose qu'elle ne cite pas. L'image de la mère est très forte. Bien qu'elle ait une relation très morbide et conflictuelle avec elle, elle sait qu'elle lui ressemble, et de cela elle se défend très fortement.

Elle ne sait plus où elle habite, elle frappe aux portes, certaines ne s'ouvrent pas, d'autres s'ouvrent mais ce n'est pas chez elle. De la même manière, elle a essayé de nombreux hommes et n'a jamais réussi à se constituer un foyer à elle. Indépendamment de ce rêve , un des premiers problèmes noté chez Elle, c'est celui du rapport au sexe masculin qui est vécu sur le mode de l'échec à répétition, de la déception permanente qu'elle a rationalisé en un concept d'immaturité structurelle de l'homme.

Notons le décalage entre l'impression de rêve très calme, serein et agréable d'Elle et l'interprétation de Pierre qui est beaucoup plus sévère.

Son rêve m'apparaissait ainsi comme un véritable état des lieux, l'histoire de la rêveuse elle-même. Évidemment, je ne pouvais pas rester insensible à cette situation, je voulais comprendre, je voulais l'aider à s'épanouir, à retrouver une énergie à vivre et le goût de vivre, à exister par elle-même, à cesser ses errements et à se poser, tant il était vrai qu'elle n'était bien nulle part. Elle avait un naturel facilement épuisé, disait-elle, elle n'était bien que seule car sa relation à l'autre l'épuise. Moi là-dedans, je lui faisais l'impression d'une déferlante et je l'épuisais par l'énergie que je déployais.

Le syndrôme bien connu de Zorro le justicier masqué, sauveur de la veuve et de l'orphelin, n'épargne pas Pierre.


Histoire d'Elle

A 33 ans, Elle avait divorcé d’un couple névrotique qu’elle présentait comme : elle mélancolique et lui inaffectif. Elle me disait qu’elle ne cessait de donner car elle éprouvait un sentiment de culpabilité, alors que lui s'installait dans le confort de la relation. Elle m’expliquait aussi qu’elle avait vécu de nombreuses fois cette expérience d'attachement et de rupture.

De sa mère, Elle dit qu’elle était inaffective, qu’elle ne lui manifestait pas d’intérêt ni d’attention sauf pour lui dire "tu feras ceci", et la réduire à l'état de poupée jusqu’à l’adolescence. Sa mère était présentée par Elle comme une personne essentiellement manipulatrice, et hyperdirective, avec de nombreux amants. Il semblerait que cette manière d’être de la mère ait conduit Elle à se réfugier dans l’autocentrage, et l’auto-érotisme. Cette relation avec la mère semblait avoir installé Elle dans le mode : " moi pas OK, toi OK ", pour utiliser le vocabulaire de l’analyse transactionnelle. C’est souvent dans cette situation qu’elle se retrouvait, au bout d'un temps, dans sa relation à l’autre : une position de repli sur soi, comme elle faisait avec sa mère.

Elle trouvait pertinentes et brillantes mes analyses sur son fonctionnement, mais dès le lendemain, elle complétait en disant que cela ne lui servait à rien de savoir tout ça, que cela ne lui permettait pas d'avoir prise sur ces choses-là. Après avoir répondu que cette conceptualisation était essentielle, nécessaire mais pas suffisante, j'en suis venu à comprendre qu'Elle fonctionnait vraiment autrement que ce qu’elle disait de son fonctionnement. A la réflexion, je me disais que l'explication résidait peut-être dans le type jungien "sentiment introverti" qui était le sien, donc avec une fonction inférieure de type "pensée". Alors que j'aurais tendance à faire du sentimentalisme et à avoir une relation exaltée, fougueuse, indisciplinée et sans nuance, Elle, précisément parce qu’il semblerait qu’elle ait une fonction principale de type sentiment, n'avait pas une sentimentalité exacerbée ; au contraire même, elle n'était pas ce qu'on appelle couramment une sentimentale. Sa fonction sentiment étant très développée, nuancée, elle la maîtrisait très bien et ne se laissait pas posséder par elle.

Au sujet des fonctions psychiques, on pourra lire "Types psychologiques" de CG Jung, ou une exploitation plus moderne des idées de Jung dans "Les types de personnalité, les comprendre et les appliquer avec le MBTI" de Pierre Cauvin et Geneviève Cailloux, ESF éditeur.

Quelle était la nature de notre lien ? Bien qu'extérieurement nous menions des vies totalement différentes et indépendantes, j'avais l'impression chez moi de quelque chose de très profond et de très ancien. J'éprouvais le sentiment d'une fraternité profonde qui transcendait les circonstances, le sentiment d'âme-soeur. Très certainement, ce sentiment était induit par la projection. C'était l'anima projetée qui m'était si familière en même temps que je la sentais étrangère. L'impression était de la connaître de l'intérieur de toute éternité.

"A son contact j'éprouvai le sentiment de quelque chose qui était insolite quoique connu depuis toujours : telle était la caractéristique de cette figure qui fut plus tard pour moi la quintessence du féminin". CG Jung, Ma vie.

Elle me vouvoyait. Qu'est-ce qui se cachait derrière ce vous ? Le vous est une protection, peut-être contre le fait que j’étais trop pressant, peut-être contre elle-même, peut-être se protégeait-elle contre un état amoureux qui la rendait trop dépendante de l'autre et qui dans le passé l'avait faite souffrir. Cela pourrait expliquer cette capacité à mettre de la distance. Cette distance était dans l'expression de son vécu, de son ressenti, de son émotion, elle n'était pas dans son regard, ni dans l'acceptation sans réflexion de mes propositions de sorties. Il y avait une contradiction entre la complicité des yeux et de certains actes avec la pudeur à se dire.

J’étais fasciné par Elle, j’étais amoureux et cela durait. Elle, de son côté, n’était pas indifférente à cet état de faits. Elle y prenait plaisir bien qu’elle s’attachât à conserver une certaine distance ; le “vous” en était un signe objectif, de même qu’elle ne semblait aucunement souffrir de la séparation ou de l’absence. Cependant, elle répondait toujours présente à mes propositions de promenades ou de voyages. Comment expliquer cette contradiction apparente entre le plaisir d’un côté et la non-recherche de sa reproduction de l’autre ? Était-ce une forme de fatalisme et d’acceptation du présent ?


Qui suis-je pour Elle ?

Et puis, plus au fond, se posait le problème de savoir ce que je représentais pour Elle.

- Une curiosité intéressante ? enrichissante intellectuellement, brillante par moments, qui lui apporte beaucoup sur le plan de l’échange et de la compréhension de la vie.

- Une flatterie narcissique ? le patron de la boite, pas dénué d’un certain charisme aux dires des autres, tombe amoureux d’elle entre toutes les autres, c’était flatteur et rassurant sur son pouvoir de séduction, sur son être-dans-le-monde : elle existe puisqu’elle est désirée.

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- Une impasse ? ou plutôt un obstacle ? Serais-je une rencontre-échec de plus. Ma condition d’homme marié avec deux enfants laissait peu de place à ma relation avec elle, alors que ce qu’elle aurait voulu c’était trouver un homme avec qui vivre et avoir un enfant, un homme qui aurait donné du sens à sa vie et qui aurait fait qu’elle n’aurait plus jamais été seule ; mais avec un tel homme et de telles attaches, que serait devenue sa liberté à laquelle elle se disait si attachée.

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Ce que je voulais savoir c’est si elle avait des sentiments pour moi, si elle m’aimait ou non. En fait, je pensais que poser ainsi cette question était mal la poser. Ces notions n’avaient pas le même sens vécu pour moi et pour Elle. Sa fonction sentiment étant sa fonction principale, elle était beaucoup plus capable de nuances que la mienne, et il lui était donc beaucoup plus difficile qu’à moi de répondre noir ou blanc. Pour elle, c’était oui et non à la fois. Autre aspect de la relation : j’ai l’impression que si je ne faisais pas l’effort de la nourrir, ce n’était pas Elle qui le ferait ; si je ne prenais pas d’initiative, il ne se passait rien. Tout se passait comme si Elle reproduisait avec moi le même type de relation carencée que sa mère avait entretenue avec elle, avec la même passivité, et avec un pied dedans et un pied dehors.

Pierre se pose des questions à perte de vue. Il n'est évidemment pas question de trancher à sa place. Il témoigne de son vécu.


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